Rencontre avec Sophie-Véronique Cauchefer-Choplin
Titulaire-adjointe du grand orgue de l’église Saint-Sulpice à Paris et professeur au Royal College of Music de Londres, Sophie-Véronique Cauchefer-Choplin improvise le dimanche 23 février sur un film muet de 1922, Sherlock Holmes contre Moriarty.
Chez les organistes, les improvisateurs sont plus souvent des hommes. Comment êtes-vous venue à l’improvisation ?
C’est une très bonne question (rire). Encore gamine, j’écoutais beaucoup de musique et je reproduisais aisément au clavier ce que j’entendais. J’ai toujours aimé parcourir le clavier librement, d’autant que les musiques de films m’ont très tôt attirée, par le climat et l’ambiance qu’elles créent. Après avoir étudié le piano, j’ai eu, à 12 ans, un coup de foudre pour l’orgue. L’année suivante, j’ai eu la chance de rencontrer Pierre Cochereau (l’organiste de Notre-Dame de Paris, un exceptionnel improvisateur !). Je m’étais inscrite à l’Académie d’été de Nice, où il était directeur du Conservatoire. Nous étions à peine arrivés lorsqu’il a reconnu mes parents. Il avait joué leur mariage en 1953, au Mans. Quand il a su que je commençais l’orgue, il m’a tout de suite proposé d’assister chaque année au Concours international d’orgue de Chartres, qu’il présidait. J’ai donc eu ce privilège incroyable d’entendre, dans mon adolescence, tous les concurrents, depuis les stalles de la cathédrale. Ce fut une sacrée école, d’autant que Pierre Cochereau clôturait toujours les concours en s’installant lui-même aux claviers.
Au Conservatoire Supérieur de Paris, vous avez étudié avec Rolande Falcinelli, elle-même réputée pour ses talents d’improvisatrice…
Je lui dois beaucoup, c’est vraiment elle qui m’a enseigné les fondements de l’improvisation. Au XIXe siècle, le cours d’orgue du Conservatoire de Paris était consacré en majeure partie à l’improvisation. Widor puis Dupré ont inversé cette tendance en relevant le niveau d’exécution. Jusqu’en 1968, tous les étudiants devaient consacrer trois quarts de leur temps au répertoire et un quart à l’improvisation. Ce n’est qu’en 1968 que la classe d’orgue a finalement été scindée en un cours d’interprétation et un cours d’improvisation. L’enseignement de Rolande Falcinelli était académique, dans le droit fil de celui de Marcel Dupré, avec la pratique des grandes formes (prélude, variations sur un thème populaire, allegro de symphonie, variations symphoniques, adagio, cantilène, choral, fugato, fugue d’école…). Elle encourageait beaucoup ses élèves à approfondir le langage qui était le leur, chacun selon son style propre. Elle donnait aussi de précieux conseils d’ordre structurel et rhétorique, sur la manière de commencer une improvisation, de la clôturer, etc.
Vous avez poursuivi votre formation avec Loïc Mallié, avant de remporter le Second Prix d’improvisation du Concours d’orgue de Chartres…
L’approche de Loïc Mallié était complètement différente, plus intuitive et stimulante dans l’instant. Alors que Rolande Falcinelli ne jouait jamais elle-même devant nous et attendait toujours la fin de notre improvisation pour procéder à une analyse, Loïc Mallié nous encourageait et nous prodiguait ses conseils, souvent chaleureusement, pendant que nous jouions. Cela me rappelle la démarche de Cochereau qui a beaucoup « démocratisé » l’improvisation. Avant lui, c’était une discipline un peu sérieuse et académique. Cochereau a pulvérisé les habitudes en la matière en utilisant des mélodies populaires, facilement reconnaissables, et en créant un style qui touchait tout le monde. Quand on l’entendait, on se disait : « Waouh, ça peut sonner comme ça, un orgue ? ».
Dans quel style improvisez-vous ?
Personnellement, j’improvise dans un style mi tonal mi modal, plutôt dans le style de Duruflé pour qui j’ai une grande admiration. J’ai toujours eu le souci que le public comprenne la musique qu’il entend, avec un fil conducteur qui donne une cohérence. Au départ, j’ai davantage pratiqué un style symphonique inspiré de Franck et Vierne, par exemple. C’est aussi le style auquel me porte plus spontanément le grand orgue de Saint-Sulpice à Paris. Mais avec le temps, mon langage s’est enrichi d’apports plus modernes. J’aime aussi collaborer avec des comédiens et comédiennes pour improviser sur des textes littéraires anciens ou actuels.
Sur quels films avez-vous improvisé jusqu’ici ?
Celui qui m’a le plus marquée, c’est La Passion de Jeanne d’Arc de Dreyer. Ce film est d’une puissance envoûtante. Le poids du procès, l’intensité dramatique et le jeu tellement habité de l’actrice principale m’ont poursuivie assez longtemps. J’ai fini par m’identifier complètement à l’héroïne (rire). Sinon, j’ai aussi travaillé sur l’un des premiers films à suspense de Hitchcock, The Lodger, lui aussi réalisé en 1927, et sur l’un des chefs-d’œuvre du cinéma muet, Le Dernier des hommes de Murnau.
À Liège, vous improvisez pour la première fois sur Sherlock Holmes contre Moriarty. Pourriez-vous nous en résumer l’histoire et nous dire dans quel esprit vous l’abordez ?
C’est un film très différent des trois autres, en ce sens que c’est un peu un huis clos ; il n’y pas beaucoup de scènes d’extérieur. Ce n’est pas non plus un film d’action avec des courses poursuites mais une enquête policière où l’on suit le cheminement intellectuel du détective Sherlock Holmes. C’est après une rencontre amoureuse qu’il se décide finalement à enquêter. Pour m’imprégner du film, je l’ai déjà visionné trois fois. Cela m’a permis de découper le film en scènes, d’identifier les ambiances, de laisser naître en moi des thèmes qui correspondent aux différentes situations, aux personnages… notamment celui du Professeur Moriarty, monstre de cruauté, incarnation du mal, éternel opposant de Sherlock Holmes, qui le surnomme « Le Napoléon du crime ». À moi d’intensifier le suspense en créant les ambiances appropriées ! Mais je vous rassure tout de suite, l’histoire se termine bien (rire).
Quels sont vos projets pour les mois qui viennent ?
Le 15 mars, j’improviserai à Saint-Sulpice sur des peintures d’une artiste autrichienne ayant pour thème Le Chemin de la Croix, avec le support d’un très beau texte de Jean-Pierre Nortel (1929-2015), lu par ma fille Pauline Choplin, comédienne. Ce prêtre catholique, aumônier des artistes, était également écrivain, auteur dramatique, librettiste et metteur en scène. Il a signé un texte magnifique sur Le Chemin de la Croix, où les noms des principaux protagonistes ne sont jamais cités. Il parle simplement du Fils, de la Mère, de la Jeune fille, etc. ce qui donne un récit particulièrement touchant, que l’on soit croyant ou pas. L’été prochain, je jouerai également en Allemagne, à la cathédrale de Monaco, à Atlanta (pour le congrès de l’American Guild of Organists), et en septembre, en clôture du Festival d’été sur le nouvel orgue « géant » de la cathédrale de Vienne (185 jeux et 12.000 tuyaux !).
Propos recueillis par Éric Mairlot
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