Révolution d'Octobre : L'interview de Gergely Madaras
Le vendredi 24 avril, Gergely Madaras crée en Belgique la cantate écrite par Prokofiev pour les 20 ans de la Révolution de 1917. Un chef-d’œuvre méconnu, aux effectifs gigantesques, dont il révèle les lignes de force.
En quoi cette cantate, écrite pour les 20 ans de la Révolution de 1917, est-elle caractéristique du réalisme socialiste* en musique ?
Ce qui est frappant dans la démarche de Prokofiev lorsqu‘il compose cette musique à la demande du Régime soviétique, c’est son attachement sincère aux idéaux du régime communiste. Il considère que l’idéologie soviétique peut être un bien pour le peuple russe et apporter une certaine prospérité à son pays. En cela, sa démarche diffère de celle d’un Chostakovitch qui pouvait produire des musiques d’apparence joyeuse, faciles à comprendre, au caractère « pompier », mais doublée d’un second degré grinçant et ironique. À l’inverse, Prokofiev se comporte en véritable patriote. Il exprime ses sentiments sur la Révolution de 1917 sans le moindre sous-entendu. Il met en valeur l’importance de ce bouleversement historique, à la source d’un monde qui se voudrait plus égalitaire, plus juste, libéré de la tyrannie de la noblesse et de l’oppression de la bourgeoisie. Entre-temps, l’Histoire a démontré que cette idée généreuse a été totalement détournée de son projet initial par Staline. Un peu comme les idéaux de la Révolution française ont été bafoués par l’impérialisme d’un Napoléon.
* Le réalisme socialiste est une forme de propagande mise en place par le régime communiste russe par le biais de la création artistique et musicale. Les arts (plastiques, musicaux) sont utilisés pour décrire avec la plus grande précision possible, de manière très figurative, la réalité sociale du prolétariat communiste et des combattants de guerre. Cette esthétique valorise les attitudes héroïques et se caractérise par un certain académisme : il doit s'agir d'un langage compréhensible par tous.
Dès lors, pour quelle raison la Russie a-t-elle interdit en 1937 la création de l’œuvre ?
Prokofiev respecte très fidèlement les préceptes esthétiques imposés par le Régime. Son souci de réalisme est tel qu’il compose une musique totalement neuve, inhabituelle et complexe. En parcourant la partition, la censure a considéré que ce contenu était trop inaccessible pour le peuple (composé majoritairement de prolétaires), qu’il ne correspondait pas à l’idéologie du parti et à son approche collectiviste. Ce n’est qu’en 1966, 13 ans après la mort de Prokofiev que la cantate voit enfin le jour, à Moscou, amputée à la demande du Régime d’un mouvement et d’un finale composés sur des textes de Staline. Ce dernier était tombé en disgrâce en raison de ses crimes.
Quel est le contenu musical de cette cantate ?
La Cantate d’Octobre comprend 10 mouvements volontairement contrastés de manière à faire entendre toutes les facettes des événements de 1917. L’ensemble a l’allure d’un opéra et se voit doté d’effectifs gigantesques qui tentent de recréer le fracas et la véhémence de cette Révolution : outre un orchestre immense, Prokofiev met en avant une armada de percussions, un ensemble de bayans (l’accordéon folklorique russe), un ensemble de cuivres, des chœurs — le compositeur souhaitait mélanger les choristes amateurs et professionnels —, et un récitant. Le tout forme un immense kaléidoscope composé de marches militaires, de mélodies lyriques et de folklore. À travers ce mélange de sonorités classiques urbaines, de musiques évoquant les campagnes, de sentiments militaires et d’émotions plus intimes, Prokofiev est parvenu à faire fusionner le monde de l’intelligentsia et celui du prolétariat.
L’œuvre fait appel à un récitant…
Ce récitant incarne la parole de Lénine. Il effectue un véritable discours sur scène, à l’aide d’un mégaphone, objet qui incarne la modernité et qui est représentatif des évolutions technologiques de l’époque. Par ses sonorités distordues, il permet à Prokofiev de proposer un monde sonore nouveau et réaliste. Le mégaphone est aussi le symbole du pouvoir oppresseur qui dicte aux gens ce qu’ils doivent faire, comment ils doivent s’habiller, ce qu’ils peuvent lire ou écouter, etc. C’est la voix de la propagande qui décide à la place des individus, un symbole qui fait froid dans le dos ! Je me souviens que lors d’un voyage en Slovaquie et en Roumanie, en 1990, j’entendais dès 6 heures du matin le son des mégaphones à chaque coin de rue. Ils ne déversaient plus l’ancienne propagande communiste, mais des news ou de la musique. Les gens étaient habitués à les entendre.
Qu’est-ce qui a donné à Prokofiev l’idée d’utiliser des instruments de bruitage (cloches, coup de canon, sirènes, etc.) ?
Il veut créer par des moyens réalistes toute l’atmosphère de turbulence et de chaos de la Révolution, avec un son très réaliste qu’aucun instrument traditionnel ne peut évoquer. La présence d’instruments folkloriques participe aussi de cette volonté de reconstituer un événement historique de la manière la plus réaliste possible.
Quels sont les groupes instrumentaux que vous conserverez sur la scène de la Salle Philharmonique ?
Nous allons essayer d’utiliser le plus d’instruments possibles en fonction de l’espace disponible. Je souhaite aussi créer un effet de spatialisation 5.1. Par exemple, en installant le mégaphone du côté du public.
Cette cantate est-elle une œuvre majeure de Prokofiev ?
Indubitablement ! Non seulement parce qu’il s’agit d’une pièce totalement inhabituelle par son genre — celui de la cantate patriotique — qui ne s’apparente ni à un opéra ni à un oratorio, mais aussi parce qu’il s’agit de bien plus qu’une cantate : c’est un événement ! Bien que peu connue, cette pièce joue un rôle central dans le catalogue de Prokofiev en raison de ces qualités musicales exceptionnelles. C’est une chance folle pour l’OPRL d’en assurer la création belge ! Nous allons interpréter la version intégrale, y compris les parties sur des textes de Staline qui furent censurées en 1966.
À l’heure où les médias remettent en question le contenu idéologique de certaines œuvres du passé, doit-on jouer une cantate au service d’une idéologie totalitaire ?
Interpréter cette œuvre nous aide à comprendre comment la vision du communisme a évolué en 20 ans, à partir de 1917. C’est un témoignage historique précieux dont on ne peut se passer. Ensuite, il me semble essentiel de privilégier et de respecter le travail d’un compositeur comme Prokofiev, qui doit primer sur l’idéologie meurtrière d’un Staline. Cela nous confronte à la question du politiquement correct. Il est important d’éviter cet écueil : nous devons faire en sorte d’isoler chaque période de l’histoire et l’étudier dans son contexte initial, sans tenir compte des événements qui ont suivi. Sinon, nous risquons de nous priver d’importants chefs-d’œuvre du répertoire.
Quel a été votre premier contact avec cette œuvre et qu’est-ce qui vous a donné envie de la programmer à l’OPRL ?
C’est en recherchant des œuvres révolutionnaires pour notre saison « (R)évolution » que je suis tombé sur cette partition. Je ne l’ai jamais entendue en concert. Je suis toujours très stimulé par la redécouverte d’œuvres méconnues ou peu jouées.
Au programme de votre concert figurent aussi la Petite musique solennelle de votre compatriote György Kurtág, compositeur en résidence de l’OPRL, et le Concerto pour violon de Berg. Comment ces œuvres se connectent-elles à la cantate de Prokofiev ?
La pièce de Kurtág est une œuvre de petit format, une sorte de microcosme musical qui forme un heureux contraste avec le macrocosme de Prokofiev. L’œuvre est une commande du Festival de Lucerne, à l’occasion des 90 ans de Pierre Boulez. Ce dernier est mort peu avant la création, de sorte que la pièce fut exécutée sous la forme d’un hommage. Cet aspect commémoratif traverse aussi le Concerto pour violon « à la mémoire d’un ange » d’Alban Berg (une œuvre proposée par le soliste, Frank Peter Zimmerman), un concerto écrit en souvenir de la jeune Manon Gropius (la fille d’Alma Mahler et de l’architecte Walter Gropius). Enfin, comme on l’a vu, Prokofiev commémore l’esprit de la Révolution de 1917. Le lien entre les trois œuvres est à trouver dans leur côté un peu solennel…
Propos recueillis par Stéphane Dado
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