Frank Dupree : « Mon plus grand plaisir est de partager cette expérience avec l’orchestre. »

Frank Dupree

Aux commandes des concerts de Nouvel An de l'OPRL les 12 janvier (à Liège), 13 (à Charleroi) et 15 janvier (Dimanches en famille, à Liège), le chef d'orchestre Frank Dupree dit tout sur son programme 100% Gershwin.
 

Les concerts que vous dirigez à Liège sont entièrement consacrés à la musique de Gershwin. Quel est votre lien avec ce compositeur ?

Il occupe une place particulière pour moi car il est lié à mon tout premier engagement comme musicien de jazz. Dans mon parcours de musicien classique, il est aussi très présent puisque j’ai joué plusieurs fois comme pianiste la Rhapsody in Blue… avant de la diriger, du pupitre de chef ou même du piano. 

Je suis véritablement amoureux de cette musique. Mes choix de répertoire accordent beaucoup d’importance à cette combinaison entre le jazz et le classique, qui marque la musique de Gershwin, et plus tard aussi celle de Leonard Bernstein, Duke Ellington ou encore Nikolaï Kapoustine. C’est une vraie source d’inspiration ; on trouve chez Gershwin ce « sérieux » de la musique classique, associé à cette touche de groove, cette dimension rythmique, cette légèreté aussi… Et puis un sens extraordinaire de la mélodie que l’on peut aussi rattacher à ses origines russes… un peu à la manière d’un Tchaïkovski.  Cette magie des mélodies de George Gershwin, associée au talent de son frère Ira pour les textes, nous ont offert des chansons exceptionnelles.

Pourquoi cette musique suscite-t-elle toujours, cent ans plus tard, une telle adhésion et un tel plaisir ?

Elle a connu un succès immédiat il y a cent ans, et aujourd’hui encore, elle nous parle immédiatement… C’est justement à cause de cet équilibre parfait, et ce n’est pas pour autant une musique facile ou « easy going » ; je viens de jouer deux fois le Concerto en fa à la Philharmonie de Paris et ce n’est vraiment pas facile, ni pour le pianiste, ni pour l’orchestre !

À l’époque, ce groove en était encore à ses débuts : on est à la naissance du jazz, du ragtime, des jazz bands… ensuite, tout ce courant a essaimé vers l’Europe et la Russie. Aujourd’hui, nous restons très réceptifs à ce rythme irrésistible ; impossible d’être sagement assis sur sa chaise sans taper du pied ou danser ! C’est là que se trouvent les origines des musiques d’aujourd’hui comme le rock’n roll, la pop, mais aussi les musiques de film. Chaque chanson de Porgy and Bess est devenue un standard de jazz et a traversé le siècle. Ce fut une véritable révolution pour les cent années qui suivirent.

Le programme du concert propose un tour d’horizon de ses comédies musicales (Girl Crazy, Un Américain à Paris), de sa musique avec piano (Rhapsody in Blue, Variations sur « I Got Rhythm ») et de sa musique d’opéra (« Catfish Row »). Est-ce qu’on trouve des différences dans le travail d’écriture du compositeur ?

Non, pas vraiment, même si dans chacune de ses œuvres, Gershwin a essayé de créer quelque chose de nouveau. Il essaie aussi d’inclure dans sa musique les influences des compositeurs de son époque ; c’est aussi une marque de sa modernité.

Un Américain à Paris sonne comme du Ravel. Avec Porgy and Bess (dont est tirée la suite Catfish Row), le genre de l’opéra l’incite à tester des choses complexes, dans les harmonies, les instrumentations. Il se mesure aux compositeurs sérieux de son époque, et on entend des influences de Ravel, Stravinsky… Dans ses Variations sur « I Got Rhythm », on trouve même une tentative d’imiter les séries de douze sons de Schoenberg, même si finalement il n’y arrive pas vraiment et reste dans une tonalité définie… Dans le cas de la Rhapsody in Blue, il s’agit d’une commande du chef Paul Whiteman, pour un concert intitulé « An Experiment in Modern Music », avec Gershwin au piano. La musique moderne de l’époque, c’est le jazz ! De là, Gershwin fait ses expériences.

De quelle manière le chef doit-il aborder le travail avec un orchestre pour rendre au mieux cette musique ?

Je considère l’orchestre comme un « band », un groupe de 100 personnes qui doit ressentir de l’intérieur le groove qui définit cette musique ; ce sens du rythme, du tempo, ce « feu ». Ensuite, bien sûr, nous travaillons sur les différentes couleurs caractéristiques de la musique de Gershwin, ce qui le distingue de ses contemporains Ravel ou Stravinsky. Il faut trouver cette chaleur de la musique jazz, cette frénésie et en même temps cette « âpreté » rythmique, dont les orchestres américains sont généralement plus familiers que les orchestres européens.

Vous êtes percussionniste de jazz de formation, pianiste actif (avec encore récemment un disque consacré à Gershwin et Kapoustine), et chef d’orchestre. De quelle manière votre pratique instrumentale influence-t-elle votre travail de direction ?

Cela m’offre le plaisir et la chance de ne pas être uniquement là, devant l’orchestre, comme un chef qui regarde les musiciens et leur donne le mouvement, l’impulsion ; je connais cette musique de l’intérieur, et je la ressens intensément. Je connais aussi dans le moindre détail les parties de piano et d’orchestre de la Rhapsody in Blue et des Variations sur « I Got Rhythm ».

Quand j’étais adolescent, j’ai joué comme percussionniste de jazz. Je connais bien les standards de Gershwin, ainsi qu’un certain rapport à l’improvisation qui est très utile aussi pour interpréter cette musique.

Mon plus grand plaisir est de partager cette expérience avec l’orchestre, de ressentir le fun et la liberté que cette musique permet, même si elle est écrite. Il reste toujours une place pour l’imprévu, exactement comme ce glissando de clarinette au début de la Rhapsody in Blue, qui n’était pas écrit par Gershwin… Ross Gorman l’a improvisé en répétition pour remplacer la gamme écrite sur la partition… et il est resté.

Le pianiste George Li sera le soliste du concert. Avez-vous déjà travaillé avec lui ? 
Nous nous sommes croisés au Festival de Verbier, où nous avons joué lors du même concert, mais pas ensemble. Nous avons bien discuté ; ce sera une première fois au concert et je m’en réjouis !

Votre activité est extrêmement riche et diversifiée, du point de vue des répertoires mais aussi de votre rôle (chef, pianiste, chambriste, etc.). Un challenge au quotidien ?

Mes journées sont toujours amusantes ! Je passe sans transition des Symphonies de Beethoven à Gershwin… J’essaie surtout d’en apprécier chaque instant ; je pense que chaque musique est à aborder de manière différente, avec ses spécificités, mais aussi en connexion avec les autres, car finalement, on parle de notes, d’harmonies et de rythmes… c’est la même base pour tout. Et puis, c’est intéressant de regarder dans le rétroviseur de ces 200 dernières années : cela permet de voir des liens, comme ces accents décalés chez Beethoven qui ne sont finalement pas si éloignés du jazz. « Just do it and have fun ! » Je me sens toujours comme un enfant qui joue dans une cour de récréation (musicale) !

Propos recueillis par Séverine Meers

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