Le Concerto pour violon de Brahms, fruit d’une longue amitié
Le samedi 29 avril, à 16 heures, Gergely Madaras et la violoniste Liza Ferschtman s’emparent d’une œuvre écrite pour le grand virtuose Joseph Joachim qui exerça une influence majeure sur l’art de Brahms.
Le Concerto pour violon de Brahms résulte d’une longue amitié, celle qui lie le compositeur au violoniste Joseph Joachim (dédicataire notamment du Premier Concerto pour violon de Max Bruch et, plus tard, de celui de Dvořák). C’est l’un des virtuoses les plus accomplis du XIXe siècle, une personnalité qui compte, au même titre que Bériot, Paganini, Wieniawski, Sarasate, Ysaÿe, Kreisler, Marsick ou les Strauss père et fils. Né deux ans avant Brahms, en 1831, à Köpcsény (dans l’ancien Royaume de Hongrie, aujourd’hui en Autriche), Joachim fait partie d’une communauté juive très estimée, placée sous le protectorat des Esterházy (importante famille de la noblesse hongroise, proche des Habsbourg, qui fut, entre autres, le principal employeur du compositeur Joseph Haydn).
Parmi les parents de Joseph, on retrouve sa cousine Fanny Figdor-Wittgenstein qui n’est autre que la grand-mère du philosophe Ludwig Wittgenstein et du pianiste Paul Wittgenstein (pour lequel Ravel et Prokofiev ont écrit leurs concertos pour la main gauche). S’il a pu fréquenter Félix Mendelssohn dont il fut le protégé, Joachim fait partie à ses débuts des proches de Franz Liszt qu’il fréquente à Weimar. C’est là que Liszt, le futur beau-père de Wagner, a élu domicile, en 1848, afin de transformer la cité de Goethe et de Schiller en une Athènes allemande. Il y a constitué un orchestre composé des musiciens les plus accomplis de son temps (Joachim en fait partie dès 1849), préconisant une création musicale totalement opposée aux traditions conservatrices de Leipzig (incarnées par Mendelssohn, puis après sa mort, en 1847, par ses disciples).
La nouvelle « école allemande », menée par Liszt, met à l’honneur la modernité du wagnérisme, un mouvement qui s’éloigne des formes musicales traditionnelles (et rejette les symphonies en quatre mouvements, les concertos en trois mouvements, l’usage de la forme-sonate hérités de la tradition classique). Cette nouvelle école romantique imagine des compositions plus libres, inspirées par une œuvre littéraire, un contenu narratif saillant dont Wagner s’est fait l’apôtre dans ses opéras.
Au fil du temps, cette vénération de Wagner paraît démesurée à Joachim qui reste un tenant de la tradition. Son désaccord artistique avec Liszt incite le violoniste virtuose à quitter Weimar au bout de quatre ans. Il s’installe à Hanovre et se met au service du roi George V, un souverain aveugle, bienveillant à son égard et sincèrement épris de musique.
Des amitiés décisives
En 1853, Joachim fait la connaissance de Robert et Clara Schumann, tout comme il se lie à un jeune musicien de 20 ans, Johannes Brahms, de passage à Hanovre pour quelques récitals de piano. Joachim perçoit d’emblée le génie de Brahms : son jeu « montre le feu intense… qui prédit l’artiste », « ses compositions témoign[e]nt déjà d’un pouvoir immense que je n’ai perçu chez aucun autre musicien de son âge ». Joachim recommande fortement le jeune Brahms à Liszt et l’introduit auprès des Schumann qui accueillent le jeune pianiste-compositeur avec énormément d’enthousiasme. Les quatre artistes seront liés à vie : Schumann dédiera son Concerto pour violon à Joseph Joachim, ce dernier donnera de nombreux récitals avec Clara Schumann (au piano) en Allemagne ou en Europe.
Il se produit aussi avec Brahms. Joachim exerce une réelle influence sur le jeune artiste. Il lui fait entrevoir que le respect de la tradition est capital pour satisfaire le public tout comme le maintien de genres formalistes comme la symphonie ou le concerto. Lorsque Brahms commence à écrire de la musique orchestrale, il soumet ses œuvres à son ami, lui demandant d’être le plus critique possible afin d’améliorer son art. Joachim va renforcer les aspects formalistes du musicien, faisant de Brahms le chef de file d’un mouvement conservateur qui remonte à Mendelssohn. Brahms et Joachim publieront d’ailleurs conjointement, en 1860, un manifeste contre la musique « progressiste » de la nouvelle école allemande, un texte fortement critiqué, sinon moqué, par les adeptes de Liszt et de Wagner.
La touche hongroise
Les liens entre Brahms et Joachim passent aussi par la création. En 1877, le musicien hambourgeois écrit pour son ami son unique Concerto pour violon, une œuvre dans laquelle la contribution du violoniste fut essentielle. On a beau traiter Brahms de conservateur, ce concerto écrit près d’une vingtaine d’années après le Premier Concerto pour piano, regorge pourtant de trouvailles. La partie orchestrale ne se limite plus à un simple exercice d’accompagnement comme c’était le cas jusqu’alors. Elle est extraordinairement étoffée, donnant à l’œuvre l’allure d’une symphonie avec violon obligé. Initialement, le Concerto pour violon était d’ailleurs constitué de quatre mouvements (à la manière d’une symphonie), l’un d’eux fut supprimé in extremis et repris plus tard dans le Deuxième Concerto pour piano (constitué lui-même de quatre mouvements et d’une orchestration symphonique développée). L'étoffement de l'orchestre chez Brahms découle aussi de l'influence de Joachim dont le jeu de la main gauche était plus dense, moins volubile, et donc plus sonore que celui des virtuoses de son temps. En outre le virtuose trouvait que son violon n'était pas assez puissant, il a fait doublé le fond de son instrument pour qu'il résonne plus fort, justifiant ainsi l'extension de la partie orchestrale chez le compositeur.
D’une difficulté redoutable, la partie soliste est loin d’être à la portée du premier venu. Elle était considérée comme injouable au moment de sa création, y compris par un violoniste de la classe de Joachim qui suggéra, non sans exaspérer quelque peu Brahms, de nombreux remaniement des passages solistes. Si la physionomie du premier mouvement semble calquée sur la carrure du Concerto pour violon de Beethoven, cette proximité formelle est aussi due à Joachim qui chérissait la partition de son aîné et dont il était l’un des interprètes les plus accomplis de l’époque. Brahms offre ainsi à son ami une œuvre en harmonie avec le répertoire qu’il exécute, tout comme il réitère son admiration à l’égard de Beethoven.
Brahms multiplie aussi les audaces : il confie le principal thème du deuxième mouvement au hautbois solo, reléguant presque le violon au second plan, ce qui valut au célèbre virtuose espagnol Pablo de Sarasate, qui refusa de jouer l’œuvre, le bon mot suivant : « Me croyez-vous assez dépourvu de goût pour me tenir sur l’estrade en auditeur, le violon à la main, pendant que le hautbois joue la seule mélodie de toute l’œuvre !... ».
Conçu à partir d’une mélodie tzigane, le finale est un clin d’œil explicite non seulement aux célèbres Danses hongroises qui popularisèrent le nom de Brahms à partir de 1867, mais aussi aux origines de Joachim. Ce dernier avait d’ailleurs lui-même écrit et créé à Hanovre, en 1860, son Concerto à la hongroise op. 11 (son 2e concerto). La valorisation de ses origines magyares faisait visiblement partie de l’image que l’interprète aimait donner de lui. Brahms composera encore pour lui (et Robert Hausmann) le Double concerto pour violon et violoncelle (1887) dont le finale fait lui aussi entendre une mélodie d’inspiration tzigane. On mesure dès lors à quel point tout un pan de la création brahmsienne est redevable à cette amitié entre les deux artistes. Le Concerto pour violon fut créé à Leipzig, le 1er janvier 1870, avec Joachim en soliste et Brahms à la tête du célèbre Orchestre du Gewandhaus. Il remporta un vif succès. Sa réception dans le reste de l’Europe fut plus mitigée, en particulier dans la sphère française où il fut carrément incompris, alors qu’aujourd’hui il fait partie, au même titre que les Concertos pour violon de Beethoven, de Mendelssohn ou de Tchaïkovski, des chefs-d’œuvre incontournables du répertoire romantique.