L’interview de Fabrice Murgia : « Peer Gynt, un perpétuel aller-retour entre la réalité et l’affabulation »

Murgia

Après un Roméo et Juliette mémorable en janvier 2020, Fabrice Murgia se plonge avec les comédiens de la compagnie Artara dans l’histoire de Peer Gynt, un jeune homme de vingt ans qui part découvrir le monde en quête d’aventures et d’amour.

Fabrice Murgia, après un Roméo et Juliette mémorable en janvier 2020, on vous retrouve à la Salle Philharmonique avec Peer Gynt, une pièce d’Ibsen créée à Oslo en 1876, complétée par une musique de scène de Grieg. De quoi parle l’œuvre ?

Peer Gynt est l’épopée d’une vie qui tire toute sa richesse de sa complexité et de sa subtilité. À travers le personnage de Peer Gynt, la pièce pose la question du réel et de la manière de l’affronter au regard de ce que le monde attend de lui. Il est perçu par sa mère comme un menteur alors qu’il raconte seulement des histoires dont il a du mal à se départir. Il finit par y croire et elles le mènent d’illusion en illusion voire de délire en délire. C’est la première fois que je mets en scène Ibsen et ce qui m’a attiré, c’est justement ce perpétuel aller-retour entre la réalité et l’affabulation. C’est extraordinairement novateur et étrange pour un texte du XIXe siècle. 

De quelle façon la musique de Grieg met-elle en valeur le texte d’Ibsen ?

Le texte seul ne suffit pas quand on aborde Peer Gynt, la musique y est un élément indispensable ! Elle apporte des éclairages sur les troubles, les divagations, les agitations des personnages. Grieg met en valeur toute une communication non verbale, il imagine des ambiances et des atmosphères absentes chez Ibsen. À titre d'exemple, une simple tournure harmonique dissonante peut donner des contours diaboliques au monde des trolls dans la scène du roi de la montagne.

Comment l’univers de Fabrice Murgia va-t-il s’approprier celui d’Ibsen et Grieg ?

Comme je l’ai fait pour Roméo et Juliette à l’OPRL en 2020, je travaillerai sur le principe de la « caméra light » qui suit les acteurs et les projette sur écran. Je fais aussi appel à une actrice qui va rompre le « quatrième mur », autrement dit, qui entretiendra avec le public une relation privilégiée, plus directe, en qualité de narratrice, afin de résumer tous les passages de Peer Gynt auxquels nous avons dû renoncer. Je compte aussi mettre en valeur l’étrangeté des personnages, en soulignant leurs spécificités, leurs manières d’être particulières, leurs accoutrements spécifiques. Il me faut pour cela travailler avec des acteurs qui reflètent toute la diversité humaine et des comédiens issus d’horizons géographiques variés. Je souhaite aussi collaborer avec des personnes différentes, en situation de handicap par exemple, parce qu’elles perçoivent la réalité à travers un prisme qui n’est pas notre prisme normatif habituel.

De quelle manière allez-vous combiner l’action théâtrale et le travail de l’orchestre ?

À la différence du Roméo et Juliette de Prokofiev, nous sommes ici dans le cadre d’une musique de scène et non d’un ballet. La cohabitation entre texte et musique est beaucoup plus forte, cela implique des passages instrumentaux sur lesquels les acteurs réciteront directement leurs répliques.

Peer Gynt nécessite un casting composé soit de comédiens qui sont aussi chanteurs, soit d’acteurs doublés par des chanteurs. Quelle sera votre choix avec l’OPRL ?

Pour toute une série de raisons pratiques, nous avons convenu avec l’Orchestre de ne garder qu’un seul rôle chanté, celui de Solveig. Il sera interprété par une soprano qui est également comédienne. Les autres parties vocales ont été éliminées. Quant aux passages du chœur, ils feront l’objet d’une transcription pour orgue.

Qu’avez-vous retenu de votre expérience sur Roméo et Juliette au regard des contraintes posées par la Salle Philharmonique ?

Le lieu n’est pas simple, nous en sommes tous conscients. En même temps, les auditeurs comme les comédiens savent qu’avec ce Peer Gynt, nous avons à faire à un « concert augmenté », non à un spectacle de théâtre ou d’opéra. Le public est là pour entendre une musique enrichie par une autre discipline artistique. La salle est dès lors acceptée pour ce qu’elle est et avec les contraintes qu’elle suppose.

De quelle manière allez-vous mettre en avant les différents voyages de Peer Gynt ?

L’écran va jouer un rôle important. Il situera Peer Gynt dans ses nombreux voyages et constituera une sorte de fenêtre supplémentaire, apportant toute une dimension onirique.

Comment se positionne l’œuvre d’Ibsen dans l’histoire du théâtre ?

C’est un des dramaturges les plus importants de l’histoire du théâtre et, un peu comme Tchekhov, l’un des fondateurs de la modernité à la fin du XIXe siècle, à une époque où la représentation du réel bascule complètement. C’est aussi l’un des premiers à dépeindre des portraits psychologiques, dans un théâtre d’essence réaliste. Ibsen est aussi un grand bourgeois concerné par les libertés individuelles et la question des droits humains, il s’intéresse aux couches les plus fragiles de la population et réalise une des premières formes de théâtre social.

Peer Gynt tranche-t-il avec le reste du théâtre d’Ibsen ?

Oui parce qu’Une maison de poupée ou Hedda Gabler sont des portraits de femmes visionnaires et la représentation sociale de toute une époque. Peer Gynt est un théâtre plus philosophique, à portée plus universaliste. Ibsen n’apporte aucun dénouement à sa pièce. L’œuvre souligne les manquements du protagoniste au regard des actes qu’il a posés, de ceux qu’il n’a pas pu achever, de ceux qu’il aurait dû accomplir. En réalité, Peer Gynt met en avant la défaillance de l'anti-héros. C'est un personnage qui nous ressemble considérablement, il est le miroir de nous-mêmes. Si Ibsen dénonce dans sa pièce certaines inégalités sociales, il retient avant tout la dimension psychédélique du protagoniste, clairement dérivée de son alcoolisme prononcé. Enfin, dans Peer Gynt, le rapport à la nature a quelque chose du Sturm und Drang (« Tempêtes et passions ») des romantiques allemands. On retrouve cela dans les tourments intérieurs, presque goethiens, du texte et de la musique.

L’œuvre d’Ibsen est parfois qualifiée de « conservatrice » en ce sens qu’elle s’oppose au progrès social. Partagez-vous cet avis ?

C’est un jugement très superficiel et injuste. Certes les femmes dans Peer Gynt sont délaissées au profit des tribulations d’un protagoniste masculin. En même temps, Ibsen est le premier à mettre à mal la représentation conservatrice des femmes dans le théâtre, il leur confie des rôles avant-gardistes, une pensée féministe avant l’heure. Beaucoup d’actrices rêvent d’interpréter Nora (Une maison de poupée) ou Hedda Gabler parce que ce sont des portraits de femmes riches et puissants. Ibsen a été critiqué sur ce point, parce que son questionnement sur son milieu et les conventions de son temps en ont effrayé plus d’un. Il s’intéresse beaucoup aux traditions d’un monde rural, parfois réactionnaire, dont il nous fait sentir toute l’horreur. Les populations qu’il décrit sont en réalité des victimes et non des monstres. C’est là que réside toute la modernité de son théâtre.

Propos recueillis par Stéphane DADO

 Acheter en ligne