[INTERVIEW] Maki Namekawa : « Jouer du Glass, c'est un peu comme jouer du Bach ou du Mozart : il faut, par-delà la clarté de la ligne, que chaque note ait un sens profond. »
Pianiste attitrée de Philip Glass, égérie du mouvement minimaliste, Maki Namekawa évoque avec l'OPRL le répertoire qu'elle interprètera en récital à Liège, le dimanche 9 février, à 16h.
Comment avez-vous rencontré Philip Glass, et qu'est-ce qui a conduit à votre collaboration ?
La première fois que j'ai rencontré Philip, c'était chez lui, à New York, grâce à mon mari [ndlr. : le pianiste et chef d’orchestre Dennis Russell Davies] qui travaillait déjà avec lui. À ce moment-là, mon anglais était assez limité et j’étais trop timide pour lui parler. Nous avons simplement cuisiné ensemble, préparant une pizza (rire). C'est un formidable pizzaïolo. Mais c'est lors du Piano Festival Ruhr que tout a vraiment commencé. Philip a composé une œuvre pour deux pianos que nous avons interprétée, mon mari et moi. Il a ensuite assisté à l'un de mes concerts à Berlin où je jouais un de ses morceaux en solo. Après mon concert, il m'a complimentée en disant que ma version de sa pièce était superbe. Il n’y avait presque rien comme indication de tempos ou de dynamiques dans la partition. J’ai dû réaliser ma propre version. Elle correspondait totalement à ses attentes. Cela a marqué le début de notre collaboration sur le long terme, et cela s’est concrétisé ensuite par la programmation des 20 Études pour piano, que j'ai eu l'honneur de présenter à ses côtés en Australie, en première mondiale. L’enregistrement a été réalisé dans la foulée. C'est vraiment une très belle chose que j’ai réalisée dans ma vie. La Sonate pour piano a suivi.
Vous êtes souvent associée à la musique contemporaine et minimaliste. Qu'est-ce qui a orienté votre carrière vers ce répertoire, et pourquoi en particulier le minimalisme ?
Cela a vraiment été une question de destin (rire). J'ai eu la chance d'avoir des professeurs extraordinaires dès mon plus jeune âge. Mon premier mentor, Mikio Ikezawa, avait étudié en Allemagne dans les années 1950 avec les frères Kontarsky, qui étaient proches de Stockhausen. Il est ensuite revenu au Japon pour enseigner et m’a transmis cette passion pour la musique contemporaine. Plus tard, j'ai étudié en Allemagne avec quelques spécialistes de musique contemporaine. J'ai pu assister dans ce pays à la création de nombreuses œuvres et travailler directement avec des compositeurs vivants. C’est là que mon intérêt pour la musique minimaliste a vraiment pris forme.
Y a-t-il des difficultés spécifiques liées au répertoire minimaliste?
La plus grande difficulté est la simplicité apparente de cette musique. Lorsqu'il y a très peu de notes, je me sens presque « nue » sur scène parce que la phrase à jouer est très simple. Cela exige une concentration extrême, car il faut donner une intensité à chaque son, même si ce n’est que deux ou trois notes. C'est un peu comme jouer du Bach ou du Mozart : il faut, par-delà la clarté de la ligne, que chaque note ait un sens profond. C'est cette intensité, je pense, qui touche le public, car elle lui permet de ressentir quelque chose de fort et d’émotionnel. Le fait de bien connaître Philip Glass dans la vie renforce la qualité de mon jeu et me permet d’aller très loin dans mon interprétation. Les conversations que nous avons partagées, allant de la musique à des sujets variés comme la littérature, le cinéma, la politique, ont enrichi mon interprétation de ses œuvres et me permettent de saisir les intentions les plus profondes derrière chacune de ses notes, la bonne couleur à mettre en avant.
Comment les artistes de jazz, comme Chick Corea, influencent-ils votre carrière ?
Bien que je ne sois pas une pianiste de jazz au sens traditionnel, Chick Corea a eu un impact profond sur mon parcours musical. J'admire sa capacité à fusionner différents genres, à mélanger le jazz avec des éléments de musique classique, latine et même folklorique. La liberté d’improvisation du jazz m'incite à être plus audacieuse et à élargir mes horizons artistiques. Pendant la pandémie de Covid, j'ai redécouvert ses Children’s Songs, par l’intermédiaire de Ricco Gulda, le fils du pianiste et compositeur autrichien Friedrich Gulda, qui m’avait envoyé une vidéo de son père interprétant ce recueil. J’ai eu immédiatement envie de commander la partition. À ma grande surprise, en la recevant, je me suis rendu compte qu’il n’y avait presque rien d’écrit. Tout doit émaner de la créativité de l’interprète qui doit y mettre énormément du sien. Ce qui m’a donné une nouvelle perspective et m'a encouragée à expérimenter davantage dans ce genre de répertoire.
Keith Jarrett est un autre pianiste que vous interprèterez à Liège. Quelle est son influence sur votre parcours ?
Keith Jarrett est un mentor et son approche unique de l’improvisation me fascine, sans compter qu’il n’y pas de frontières dans ses choix musicaux entre la musique classique et non classique. Il a par ailleurs cette capacité incroyable à créer des atmosphères qui touchent profondément le public. J’admire son sens de la narration, la façon dont il construit des pièces en temps réel en jouant avec des motifs et des émotions simples. Ses concerts, surtout ceux enregistrés en solo, sont des voyages auditifs captivants qui révèlent sa sensibilité et son expressivité. C’est aussi quelqu'un dont la musique est fortement influencée par la pensée philosophique, il lit beaucoup les philosophes allemands. J'aime quand il dit : « Le bébé ne vient pas du bébé, comme la musique ne vient pas de la musique ». Cela m’inspire très fort. J’ai eu l’occasion de le rencontrer. Avant de jouer pour lui, je lui ai déclaré : « Je vais jouer votre musique pour vous mais sans garantie de bien l’interpréter car je ne suis pas une pianiste de jazz ». Il m'a répondu : « Pas de problème. Ce n'est pas un morceau de jazz »….
Vous jouez également des œuvres de compositeurs japonais comme Joe Hisaishi. Quel est votre lien avec la musique japonaise contemporaine ?
J'ai eu la chance de rencontrer Joe Hisaishi, un compositeur que beaucoup connaissent pour ses musiques de films d'animation. Cependant, il est bien plus que cela. Il admire la musique de Philip Glass, et nous avons même joué ensemble à Tokyo en 2017. Joe a composé plusieurs pièces pour moi, notamment une Sonatine pour piano, que je vais enregistrer prochainement. C'est fascinant de voir comment un compositeur comme lui, qui a grandi entièrement au Japon, réussit à intégrer des influences musicales venues d'Europe et des États-Unis tout en conservant une identité japonaise très forte.
Continuez-vous à jouer des œuvres du répertoire classique, ou vous concentrez-vous uniquement sur la musique contemporaine ?
Je joue toujours des pièces classiques, bien sûr. La compréhension des œuvres de Bach, Mozart ou Schubert reste la base de ma vie musicale. Ces compositeurs nous enseignent l'harmonie, la structure, et l'importance des détails. Quand je joue des œuvres contemporaines, cette compréhension classique m'aide à donner un sens plus profond à des œuvres plus minimalistes ou modernes. Les deux univers ne sont pas si éloignés finalement. Mon mari et moi avons récemment enregistré des œuvres de Bach dans un arrangement pour quatre mains. Nous interprétons aussi des sonates de Mozart et des concertos de Ravel. Cela dit, ma main est un peu trop petite pour des compositeurs comme Brahms ou Rachmaninov, donc je ne les joue pas souvent sur scène. Mais j'aime ces musiques, elles font partie intégrante de mon parcours.
Propos recueillis par Stéphane Dado
En concert le dimanche 09/02, à 16h, dans le cadre de la série Piano 5 étoiles.