L'interview d'Anne Peeters : « Les enfants seront emportés dans les forêts denses de Finlande, les grands lacs, un univers peuplé d’animaux fantastiques. »
Pour son premier projet avec orchestre, le dimanche 4 juin à 16 heures, la fondatrice du Théâtre du N-ombr’îlese plonge, avec sa comparse Antoinette Clette, dans la musique de Sibelius et les légendes nordiques.
Pouvez-vous nous parler des ombres chinoises et de leur histoire ?
Le théâtre de silhouettes est né il y a plusieurs siècles (500-600 ans) et nous arrive de Chine et d’Inde, où il est lié à leurs mythologies. On en trouve des traces en Turquie (théâtre de Karagöz), puis en Europe au XVIe siècle. En Allemagne, des prédicateurs cherchaient ainsi à effrayer les gens avec des ombres du diable, pour les convaincre de se convertir. Au XIXe siècle, avec la grande mode de l’orientalisme, les ombres chinoises apparaissent dans les cabarets (au Chat noir, par exemple), les cabinets de magie… Cette tradition est l’ancêtre du cinéma, elle constitue une étape importante du travail sur l’image en projection.
Quelles sont les techniques développées pour projeter les ombres ?
Le principe de base est très simple : une silhouette est placée entre un écran et une source lumineuse ; en Asie, ils utilisaient des marionnettes en peau, translucides ou pas. Il existe beaucoup de techniques différentes : des danseurs, des montreurs d’ombres… Certains n’utilisent que leurs mains, mais cela demande tellement de dextérité qu’ils se spécialisent uniquement dans cette pratique.
En ce qui nous concerne, nous travaillons avec des silhouettes découpées et des accessoires. Nous avons développé notre propre technique : nous fabriquons des silhouettes en carton en réutilisant des boîtes de céréales, et nous privilégions le noir et blanc avec un peu de couleur. Nous intégrons des bâtons pour pouvoir les manipuler, et des mécanismes avec des ficelles et des accroches pour pouvoir créer des mouvements, comme on le ferait pour des automates.
Comment est né le Théâtre du N-ombr'île ?
Il a été fondé il y a 25 ans par Antoinette Clette et moi-même, à Bruxelles, avant de s’installer à Huppaye (Brabant wallon) il y a environ dix ans. Nous nous sommes formées en autodidactes ; je suis peintre et graveuse de formation et Antoinette est scénographe. Notre travail a évolué avec les technologies : au début, nous utilisions des lampes de phares de voiture, peu maniables. Aujourd’hui, la gestion du mouvement et de l’espace est infiniment plus libre.
Il y a une dizaine d’années, nous avons construit un chapiteau occulté qui permet de proposer des spectacles en journée, dans des festivals de rue. Puis, le confinement en période de Covid nous a poussées à créer une nouvelle technique : des ombres géantes projetées sur des immeubles, la nuit, et accompagnées de musique. Cela a permis au public confiné de nous regarder par la fenêtre. Notre dernier spectacle, « Le Grand cirque des ombres », a été donné pour l’inauguration du chapiteau du cirque de Marchin.
Comment allez-vous utiliser la scène de la Salle Philharmonique pour vos projections ?
Nous serons placées derrière l’orchestre, à la vue du public : un immense drap recouvrira le mur acoustique de la scène, sur lequel les ombres seront projetées. Il faut, bien sûr, créer des silhouettes suffisamment grandes pour qu’elles restent nettes quand on les projette ; nous jouerons aussi sur la distance entre la source lumineuse et la silhouette – plus elle s’en rapproche, plus l’ombre est grande. C’est très organique de pouvoir jouer sur les proportions et les grandeurs, cela rend les ombres « vivantes », tout à coup la magie prend et elles prennent vraiment vie ! Si on y ajoute la synchronisation avec la musique jouée par l’Orchestre, je pense que cela créera un univers merveilleux.
Travaillez-vous souvent en synchronisation avec de la musique live ?
Nous avons souvent travaillé avec un homme-orchestre qui jouait devant l’écran. Mais avec un orchestre, c’est une première ! L’autre grande différence avec notre travail habituel, c’est que nous sommes ici au service d’une œuvre musicale, et non le contraire. L’œuvre de Sibelius, et l’épopée du Kalevala qui a inspiré sa musique, sont très imagées. Nous connecterons des images à des moments musicaux, comme par exemple le cygne (de Tuonela), évoqué par le solo de cor anglais.
L’épopée du Kalevala est vaste et complexe ; comment s’approprier cette légende ?
En s’imprégnant petit à petit de l’œuvre et de son univers. J’ai pu visiter à Paris une exposition de gravures d’Akseli Gallen-Kallela, un important artiste finlandais du XIXe siècle qui a réalisé beaucoup de gravures d’après le Kalevala : cet artiste romantique et réaliste nous plonge réellement dans l’univers de Sibelius, dont il était l’ami. Par ailleurs, ces légendes orales ont essentiellement été recueillies en Carélie, une région de Finlande (aujourd’hui russe) où j’ai voyagé étant jeune. Tout cela me permet donc d’avoir à l’esprit des ambiances et des paysages inspirants pour créer du lyrisme, parler de la nature sauvage, des animaux, de fantastique aussi… Le Kalevala parle du rapport particulier qu’ont les Finlandais à la nature. Il y a des images fortes, comme ce héros Lemminkaïnen qui se transforme en aigle, ou une île peuplée de femmes, ou encore un personnage en mille morceaux, recousu par sa mère… Tout cela nous offre des images intéressantes pour créer une représentation visuelle de ces quatre Légendes.
Comment transmettre cela aux familles ? Allez-vous imaginer une narration ou rester dans quelque chose de plus figuratif ?
Nous allons créer un univers visuel onirique et figuratif, dans lequel les protagonistes seront présents, et qui amplifiera l’atmosphère créée par la musique de Sibelius. Les enfants seront emportés dans les forêts denses de Finlande, les grands lacs, un univers peuplé d’animaux fantastiques… Grâce à nos grandes silhouettes, ils pénétreront dans cet univers de nature et de voyage : une véritable aventure, pour eux et pour nous !
Propos recueillis par Séverine Meers