L’interview de Fabrice Murgia
Du 30 janvier au 1er février, le directeur du Théâtre National propose une version augmentée de Roméo et Juliette, avec des inserts de théâtre et cinéma, dans le cadre de la série « OPRL+ ». Il en dévoile les grandes lignes...
Qu’avez-vous pensé de la proposition de l’OPRL de croiser le monde symphonique avec une discipline comme le théâtre ?
J’aime beaucoup travailler avec la musique symphonique et l’opéra en général et j’adore la musique de Prokofiev que j’ai écoutée dans le détail. La proposition de l’OPRL m’a séduit d’entrée de jeu. Encore faut-il veiller à ce que le théâtre trouve pleinement sa place au sein de ce concert. Comme Prokofiev a déjà effectué une partie du travail dramaturgique en écrivant une musique très narrative, je ferai en sorte de ne pas raconter l’histoire une deuxième fois. Mon optique sera plutôt d’ajouter en contrepoint des commentaires par la parole ou par l’image. La musique offre pas mal de vibrations, il s’agira pour moi d’aller plus loin dans l’expérience sensorielle.
De quelle manière mettrez-vous en résonance le texte de Shakespeare et notre monde contemporain ?
En me demandant qui sont les Roméo et Juliette d’aujourd’hui, j’ai réalisé qu’une centaine de dramaturges proposent chaque année leur vision de la pièce. Le théâtre étant un endroit vivant qui doit remuer et interroger sans cesse le patrimoine, l’idée m’est venue de montrer toute cette diversité d’interprétations. Nous le ferons d’une part en proposant l’équivalent visuel d’un mashup (mélange de différentes musiques) avec une soixantaine de versions cinématographiques de Roméo et Juliette projetées sur écran. En parallèle, nous aurons sur scène différents acteurs qui seront autant d’incarnations des deux protagonistes, avec, par exemple, une Juliette asiatique, une autre handicapée et même un Roméo féminin pour aborder le couple à travers le prisme de l’homosexualité. Quant à moi, j’interpréterai tous les autres personnages de la pièce, entouré par cette multitude de Roméo et de Juliette. Il y aura également une chorégraphie urbaine avec la présence de quatre danseurs.
Cette diversité se traduira-t-elle aussi par l’usage de plusieurs langues ?
Effectivement, je compte faire appel à des comédiens issus de différentes parties du monde qui parleront leurs langages respectifs. L’un des Roméo est d’ailleurs un Italien de… Vérone. L’une des Juliette est britannique et manie parfaitement l’anglais élisabéthain de la Renaissance (en roulant les « r »). Cette multitude de langues est là pour illustrer le fait que les personnages de Shakespeare n’arrivent jamais à se comprendre. Roméo et Juliette, c’est aussi une réinterprétation indirecte du mythe de Babel.
La fameuse scène du balcon est souvent interprétée comme un dialogue métaphysique. Partagez-vous ce point de vue ?
Ces interprétations sont certes intéressantes. Mais pour moi le balcon est d’abord un symbole de distance. C’est une sorte de troisième personnage qui sépare les deux protagonistes. Cela peut se concrétiser scéniquement de différentes manières : la perte d’un réseau téléphonique, la dématérialisation des corps, l’amour pour un personnage virtuel. J’ai là aussi envie de faire un mash up avec ces différentes voies dramaturgiques. Le balcon peut aussi tout simplement être symbolisé par un écran (lui-même l'expression de cette distance).
En parallèle aux films, comment allez-vous recourir au multimédia ?
Je pense filmer les musiciens avec une caméra robotisée. L’idée est de théâtraliser la partie musicale et de se rapprocher des interprètes par un gros plan sur leurs mains ou sur l’expression de leur visage. Cela aidera le public à rentrer davantage dans l’émotion de la musique.
De quelle manière la musique de Prokofiev trouve-t-elle sa place dans l’ensemble du spectacle ?
De manière très diversifiée. Il y aura des moments parlés avec la musique, parfois le texte de Shakespeare sera dit sans musique, parfois ce seront les films qui seront projetés sur la musique ou sur le texte. L’important est de ne pas scinder la musique du reste du spectacle…
Qu’est-ce qui fait la force du texte de Shakespeare aujourd’hui ?
Ce qui me frappe, c’est son côté féministe ! La pièce pourrait d’ailleurs s’appeler Juliette car c’est elle qui prend les devants et qui décide de l’ordre des choses et des éléments. Ma lecture montrera la force de ce personnage et insistera sur l’image moderne de la femme chez Shakespeare.
Qu’avez-vous pensé du Roméo + Juliette de Baz Luhrmann ?
Je viens d’un milieu populaire et, par le biais du cinéma, ce fut ma première rencontre avec le texte de Shakespeare. Je devais avoir quinze ou seize ans. Et comme toute une génération, j’ai été marqué par ce film auquel je pense inévitablement quand on aborde le texte. C’est du reste un très bon film malgré les travers hollywoodiens et l’une des adaptations les plus réussies.
En 2020, qui seraient les Montaigu et les Capulet ?
Ce seraient deux familles assez similaires confrontées à un changement de pouvoir et totalement déstabilisées de voir tous les pions de leur échiquier politique chamboulés. Aujourd’hui, on peut imaginer Roméo et Juliette comme deux adolescents plongés dans le contexte d’une guerre civile ou d’un conflit religieux. L’essentiel est de comprendre que ces luttes de clans sont ridicules car elles opposent des frères humains avant toute chose…
Propos recueillis par Stéphane Dado