Rencontre avec Javier Perianes
En récital pour la première fois à Liège, ce dimanche 16 décembre, l'artiste espagnol évoque les compositeurs au programme de son concert.
Chopin compose sa Troisième Sonate pour piano en 1844 seulement ; l’œuvre respire la vitalité et le bonheur. Travaille-t-il sur le modèle de la forme-sonate avec le même souci de la structure que Beethoven ou Schubert ?
La Troisième Sonate de Chopin doit sa structure, d’une certaine façon, à l’héritage de la période classique, notamment par l’usage de mouvements contrastés. Ainsi, le premier mouvement est clairement un allegro de forme-sonate, et le dernier mouvement est un rondo, autre clin d’œil sans équivoque à la tradition. Mais je dirais que la forme n’est pas aussi nette que chez Beethoven et Schubert. N’oublions pas que la forme-sonate a toujours été marquée par sa flexibilité à s’adapter à de nouveaux contenus : ce n’est pas un schéma immuable.
Ici, Chopin a aussi recours à des genres qu’il a déjà utilisés dans des œuvres de plus petite envergure, et les incorpore magistralement dans sa sonate. Ainsi, le premier et le dernier mouvement sont tous les deux clairement marqués par le caractère de la ballade, le second mouvement par le scherzo, et le troisième par le nocturne, trois genres chers à son cœur et qui lui sont très familiers. En fait, dans la Troisième Sonate bien plus que dans la Seconde, Chopin s’est affranchi de l’ombre de Beethoven et a trouvé sa propre voix.
Comment définiriez-vous les spécificités de l’écriture pianistique des compositeurs espagnols, et de quelle façon les traduisez-vous, en tant qu’interprète ?
Cela dépend des compositeurs ! L’écriture pour piano de Manuel de Falla n’a pas grand-chose, voire rien en commun, avec celle d’Albéniz ou de Granados. Mompou a lui aussi sa « patte » personnelle, et si l’on retourne plus en arrière, disons à Manuel Blasco de Nebra, on s’approche plutôt de la manière de Carl Philipp Emanuel Bach. Cette grande diversité de compositeurs espagnols présente des particularités très concrètes dont il faut tenir compte dans le travail de l’interprétation.
Bien sûr, on peut créer des liens entre certains d’entre eux, notamment par l’usage d’éléments issus du folklore espagnol, mais même de ce point de vue, les différences sont très frappantes. Par exemple entre de Falla, qui utilise occasionnellement des éléments de musique populaire mais d’une façon très personnelle et stylisée, et Albéniz, chez qui leur présence est plus flagrante. Et dans le cas de Granados, on est face à une approche plus romantique, redevable à des compositeurs comme Chopin, Grieg ou Schumann.
Votre dernier enregistrement est consacré à la musique de Debussy ; le prochain sera dédié à Ravel. Est-ce que le travail sur cette « couleur française » si particulière présente des similitudes avec le travail sur le répertoire espagnol pour piano ? Quelles sont les différences ?
Je suis convaincu que toutes les grandes musiques sont interconnectées, d’une manière ou d’une autre. Et dans le cas de certains compositeurs français comme Debussy, Ravel ou Dukas, les liens ne sont pas seulement musicaux, mais dans bien des cas, ils sont aussi personnels. Il est indéniable qu’en termes de traitement de la couleur orchestrale, de texture, et même d’approche pianistique, ils présentent des similitudes. Mais il est également vrai que même entre Debussy et Ravel, il y a d’énormes différences en termes de texture et de forme, par exemple. Les innovations harmoniques et mélodiques, réellement révolutionnaires, que l’on trouve chez Debussy, ne sont pas si présentes chez Ravel. Au tournant du siècle, à Paris, se trouvent Ravel, Debussy, Falla, Albéniz, Turina et de nombreux autres artistes, qui d’une certaine façon ont tous évolué dans un climat d’avant-garde esthétique, mais qui ont chacun expérimenté et développé leur voie personnelle.
Propos recueillis par Séverine Meers