"Une symphonie doublement révolutionnaire !"
« Chez Gergely », la nouvelle série du dimanche après-midi démarre le 6 octobre, à 16 heures. Au programme : l'Héroïque de Beethoven dont Gergely Madaras rappelle l'incroyable modernité !
En quoi l’Héroïque de Beethoven est-elle une symphonie révolutionnaire ?
Elle l’est doublement, parce qu’il s’agit à la fois d’une œuvre écrite dans l’esprit de la Révolution française et d’une partition musicalement novatrice. Nous savons que Beethoven était un grand admirateur de Napoléon Bonaparte, Premier Consul. Il ne le perçoit pas comme un héros de guerre mais comme un citoyen démocrate au service de la France, un esprit éclairé qui par sa personnalité énergique a pacifié un pays troublé par les remous de la Révolution française. C’est un héros qui reste humain, avec ses qualités et ses défauts, un peu comme celui que Richard Strauss décrira dans Une vie de héros à la fin du XIXe siècle. Pour toutes ces raisons, Beethoven lui dédie sa Troisième Symphonie en 1803.
Quels sont les aspects révolutionnaires sur le plan musical ?
En fait, ils sont omniprésents. Dès les premiers accords, Beethoven nous plonge dans un univers sonore inhabituel, marqué par des tas de trouvailles qui rompent avec la tradition. À l’époque classique, par exemple, le passage d’un premier thème à un second se faisait par l’intermédiaire de transitions élaborées. Avec l’Héroïque, le passage se fait brusquement, sans transitions et avec un minimum de modulations. Le phénomène est particulièrement frappant dans le 3e mouvement où l’on passe du premier au second thème au moyen d’une seule note. L’effet est inouï !
Les silences que le compositeur distille dans sa partition ont aussi une force expressive jamais entendue auparavant. À la fin du XIXe siècle, le chef d’orchestre autrichien Felix Weingartner souligne aussi que la conception de cette symphonie est totalement audacieuse sur le plan formel et que le travail polyphonique, « d’une perfection inégalable », est plus évolué que tout ce qui avait été composé auparavant, à l’exception peut-être du finale de la Symphonie « Jupiter » de Mozart.
Quel regard Beethoven porte-t-il sur la Révolution de 1789 ?
Beethoven est un démocrate, il souhaite par conséquent que le peuple puisse participer au pouvoir. Il est dès lors un sympathisant de la première heure de la Révolution française. Cependant, son idée de la révolution est dépourvue de toute intention guerrière. Le compositeur est un pacifiste (comme le rappelle l’Ode à la Joie de sa Neuvième Symphonie), il souhaite la légitimité du peuple sans le bain de sang. Au moment où Napoléon se proclame empereur en 1804, Beethoven a le sentiment que les idéaux révolutionnaires viennent d’être bafoués. Il biffe rageusement sa dédicace, ne conservant tout au plus que l’idée de « héros » en arrière-plan. Avec le temps, cette colère à l’égard de Napoléon Ier s’estompera à la suite de chaque défaite militaire de l’empereur. Lorsqu’il apprendra sa mort en 1821, Beethoven rappellera avoir composé son éloge funèbre 18 ans plus tôt (faisant référence au mouvement lent de sa Symphonie « Héroïque », la « Marche funèbre »).
Comment l’œuvre fut-elle perçue à sa création ?
L’Héroïque parut totalement incompréhensible aux premiers auditeurs de l’œuvre, déroutés par une structure qui était tout sauf traditionnelle et par les contrastes très marqués d’un mouvement à l’autre. Le public se sentit perdu devant l’ampleur du premier mouvement, le plus long jamais écrit jusque-là pour une ouverture de symphonie, tout comme il fut désarçonné par la construction inhabituelle du dernier mouvement, conçu sur le principe d’un thème suivi de variations. Les critiques voyaient dans cette musique une fantaisie orchestrale plutôt qu’une symphonie à proprement parler. Le compositeur Carl Maria von Weber se montra plus négatif, considérant la partition comme totalement chaotique et hasardeuse, au point de douter des capacités mentales du compositeur. Rossini et Wagner ont été beaucoup plus enthousiastes, ils ont perçu combien cette musique a changé le cours de l’histoire. De son côté, la France découvrit avec la Symphonie « Héroïque » une œuvre enthousiasmante qui changea sa perception générale de la musique germanique, perçue pendant longtemps comme pesante et ennuyeuse.
Les marches funèbres sont très à la mode au moment de la Révolution française notamment chez Gossec, Méhul ou Cherubini. Y a-t-il chez Beethoven des éléments inspirés de ses prédécesseurs ?
Beaucoup d’éléments nous montrent cette influence : l’usage du mode mineur (le mouvement est en ut mineur, la tonalité de la mort), les rythmes pointés qui rappellent les grandes ouvertures à la française, les roulements de tambour et les sonneries de trompettes qui ont une couleur militaire inspirée par les idéaux de 1789. Beethoven est par ailleurs très précis sur son indication de tempo : il écrit « 80 à la croche », ce qui correspond à la vitesse habituelle des marches françaises. En Autriche, le rythme est plus lent et s’effectue à « 60 à la croche ». Cette mention est importante car elle nous oblige à ne pas interpréter le mouvement trop lentement, pour ne pas perdre l’idée de marche processionnaire.
Dans cette « Marche funèbre » toujours, on entend la cellule thématique « sol sol sol mi bémol » qui structurera toute la future 5e Symphonie. Une coïncidence ?
Cela a été pour moi une réelle surprise de constater la présence de ce motif. Il démontre clairement que Beethoven est un compositeur qui travaille avec une matière thématique restreinte et qu’il recycle - consciemment ou inconsciemment - son matériel thématique.
Le 3e mouvement est-il encore lié au thème de l’héroïsme ou s’agit-il d’une page de musique pure ?
C’est plus un mouvement pensé comme une agréable respiration avant la concentration requise par le finale. Il est un peu comme un sorbet ou une eau fraîche que l’on consomme entre deux plats aux saveurs prononcées. Il permet par ailleurs une meilleure transition entre les 2e et 4e mouvements.
Beethoven avait-il des attentes particulières sur l’interprétation de sa symphonie ?
Beethoven souhaitait qu’elle soit jouée en début de concert ou en tout cas en première partie de concert, au moment où la concentration du public est la plus grande. Sans doute pour que chacun puisse mieux y percevoir toutes les innovations. Nous avons de la chance avec la série « Chez Gergely » de répondre au souhait du compositeur puisqu’il n’y aura pas de seconde partie (rires).
Le concert débute par la nouvelle œuvre du compositeur liégeois Patrick Dheur, une commande de l’OPRL. Quel en est le propos ?
C’est une symphonie qui aborde la question des traditions d’une nation particulière, les Khazars, peuplade turcophone de la mer Caspienne dont l’État disparut mystérieusement autour du XIe siècle. Patrick Dheur y aborde les aspects ésotériques de ce peuple à la religion complexe. Il insiste aussi beaucoup sur les idées de transmission et de permanence d’une culture forte à travers le temps, quand bien même la société environnante qui a vu naître cette culture connaîtrait divers bouleversements. Musicalement, la partition ne cherche pas les effets de surprise. La référence au passé et à la tradition induit la présence de belles mélodies dans un langage tonal accessible. L’harmonie qui se dégage de l’œuvre est en contraste total avec les sonorités tumultueuses et révolutionnaires de Beethoven.
Propos recueillis par Stéphane Dado