Egmont : le storytelling selon Christian Arming
Le directeur musical de l'OPRL évoque la musique de scène "Egmont" de Beethoven, en ouverture du Festival Storytelling, le 31 janvier à la Salle Philharmonique.
Le Storytelling est le thème de votre prochain festival. Pourquoi la littérature a-t-elle autant été une source d’inspiration pour les compositeurs ?
Tous les arts peuvent être inspirés par la littérature. Le texte d’une partition explique la musique et la situation psychologique que chaque note peut contenir. Il m’aide à comprendre le sens d’une partition et oriente sensiblement la signification et la dramaturgie de l’œuvre. De la même manière, c’est aussi une démarche qui peut être très inspirante pour le public, cela stimule son imagination.
Au cours de vos différentes saisons à l’OPRL, vous avez démontré votre intérêt pour les œuvres à textes : Jeanne au bûcher, Le Château de Barbe-Bleue, La Symphonie « Babi Yar » de Chostakovitch. Cette relation musique/texte vous stimule-t-elle plus particulièrement ?
Oui, dans la mesure où le texte me permet toujours d’interpréter un thème musical d’une façon très précise. Chaque texte renforce ainsi les affinités que l’on peut avoir avec la musique. Maintenant, il est clair que j’aime travailler avec les voix solistes et les chœurs de manière générale. Il ne faut pas oublier que j’ai commencé ma carrière en dirigeant un chœur avant d’aborder le répertoire symphonique. Cette connexion avec les œuvres à textes reste donc très forte.
Egmont de Beethoven est au programme du Festival Storytelling. On en connaît généralement l’ouverture mais pas la musique de scène intégrale. Pourquoi l’avoir programmée ?
Si l’on compare à d’autres musiques de scènes (des musiques conçues pour être intercalées entre les actes ou les scènes d’une pièce de théâtre), c’est l’une des plus parfaites et des mieux écrites qui soient. Il arrive parfois que les orchestres ne se contentent pas de l’ouverture et jouent toutes les parties orchestrales de la partition, sans les parties avec soprano et/ou le chœur. Cette démarche me semble hasardeuse car le public ne perçoit pas, dès lors, les connexions entre les personnages et la complexité du drame.
Sur le plan formel, Egmont peut-il être comparé à Fidelio, l’unique opéra de Beethoven ?
L’œuvre est très différente d’un opéra. Même si elle est composée de numéros isolés, sa fonction première est de servir intégralement le texte parlé ; elle n’est pas pensée pour des chanteurs qui brilleraient par leurs vocalises sur la scène. Sa structure ne comprend d’ailleurs ni arias ni duos ni ensembles, à l’inverse de Fidelio. Pour le compositeur, seule importe la valorisation du texte de Goethe, avec toutes les contraintes que le genre implique. Au cinéma, un John Williams ne fait pas ce qu’il veut lorsqu’il met en musique les scènes d’un film. Il y a des codes et des conventions à respecter. C’est pareil pour Beethoven avec Egmont !
Pensez-vous avoir l’âme d’un chef d’opéra ?
Sans aucun doute même si, ces dernières années, en raison de mon emploi du temps à l’OPRL, je n’ai pas eu l’occasion de diriger autant d’opéras que je l’aurais souhaité. À l’avenir, l’opéra prendra une place plus importante. Je compte me replonger dans le répertoire wagnérien pour commencer. Cette année, je dirigerai Carmen de Bizet au Japon.
Quelles sont les difficultés qu’implique un genre comme la musique de scène ?
L’une des difficultés auquel le chef est confronté est de s’assurer que texte et musique correspondent parfaitement, car les acteurs parlent aussi sur la musique. Cela nécessite une vigilance de chaque instant, d’autant que les comédiens ne sont pas des musiciens à la base. La musique est le plus souvent jouée entre deux scènes ou deux actes, parfois elle se superpose à certaines fins de texte. Il faut donc veiller à ne pas « couvrir » le texte parlé.
Quels éléments du drame de Goethe Beethoven a-t-il choisi d’illustrer ?
Beethoven n’a pas mis toute la pièce de Goethe en musique. Il s’est focalisé sur les moments phare du drame : ceux qui sont émotionnellement les plus forts. La relation amoureuse entre Klärchen et Egmont est particulièrement mise en valeur. Les aspects politiques du drame sont aussi mis en valeur. L’arrivée des armées espagnoles est soulignée, par exemple, par une fanfare de trompettes.
En tant germanophone, vous lisez naturellement Goethe en allemand. Quelles sont ses qualités littéraires ?
Pour une oreille germanique, la poésie de Goethe est d’une beauté très naturelle. Le choix des mots est très raffiné et s’avère particulièrement coloré pour quelqu’un qui pratique l’allemand. Il est absolument impossible de traduire toutes ces couleurs dans une autre langue ; un peu comme il est impossible de traduire le Pelléas et Mélisande de Maeterlinck en hongrois ou en allemand car le français a un impact évident sur le flux mélodique et la forme de l’œuvre. Goethe est également fascinant car son écriture reflète son intérêt universel pour la philosophie et les sciences. Il peut passer d’une pensée extrêmement complexe à des textes très simples, mais, dans les deux cas, il y a un arrière-fond philosophique qui sous-tend sa littérature. Cette manière d’écrire, presque scientifique, aura un impact sur tous les écrivains à venir.
Le Gesang der Geister über den Wassern de Schubert est aussi à votre programme. Quelles sont les particularités de cette œuvre peu connue ?
C’est une pièce très spéciale à divers égards. Le titre de Goethe est énigmatique en soi : « Chant des Esprits au-dessus des eaux ». Il s’agit d’un texte connecté à l’idée philosophique de la réincarnation. C’est un texte très complexe à décrire car il compare, d’une part, l’âme humaine à l’eau, d’autre part le vent à l’idée du Destin. Schubert a imaginé une musique très avant-gardiste par son instrumentation : l’œuvre présente une configuration très rare dans l’histoire de la musique puisqu’elle est écrite seulement pour des altos, violoncelles, contrebasses et huit voix d’hommes (4 ténors et 4 basses). Schubert évoque très subtilement les éléments de la nature (l’eau, le vent) sans avoir écrit pour autant une musique à programme à la manière des Quatre Saisons de Vivaldi. L’œuvre dure une dizaine de minutes et diffère des symphonies, de la musique de chambre ou des sonates du compositeur. On y trouve des formules très répétitives qui, selon moi, illustrent les différents cycles de réincarnation suggérés par Goethe. C’est aussi une pièce très calme, elle accélère dans sa partie centrale, mais revient à un tempo lent. À la manière d’une méditation ou d’une réflexion. C’est ainsi que Schubert parvient à entrer en phase avec les aspects mystiques de la philosophie de Goethe.
Propos recueillis par Stéphane Dado