Rencontre avec Bernard Foccroulle

 

Après une attitude plus puriste, dans les années 1980-1990, on n’hésite plus aujourd’hui à interpréter Bach sur des instruments romantiques ou modernes comme ceux de la Salle Philharmonique de Liège ou de la Philharmonie de Paris – où vous donnez d’ailleurs le même programme, le jour de Pâques. Comment vous situez-vous dans cette évolution ?

Je pense qu’aborder la musique ancienne sur des instruments historiques – ou construits de manière typée – reste un idéal. C’est l’orientation que j’ai choisie pour enregistrer mon intégrale Bach. Ceci dit, la musique de Bach a une telle force en elle-même qu’elle garde une grande cohérence même quand on l’interprète sur un Cavaillé-Coll du XIX^e siècle ou un orgue néo-classique comme celui de la Salle Philharmonique de Liège. On a cru longtemps en la notion de « progrès » dans les arts et, par extension, en facture d’orgues. Aujourd’hui, en revanche, nous avons un beaucoup plus grand respect à l'égard de chaque génération, jugée comme cohérente en soi, ce qui nous conduit à apprécier chaque style en fonction de son époque. Pourquoi dès lors ne pas aborder sur un même instrument un répertoire varié allant – si l’orgue le permet – du Moyen Âge à notre époque ? Dans le même esprit, les orchestres modernes s’autorisent des incursions de plus en plus convaincantes dans le répertoire baroque. Grâce à Simon Rattle, l’Orchestre Philharmonique de Berlin a invité des chefs comme Andrea Marcon et William Christie. Rattle lui-même a livré de superbes interprétations des Passions de Bach.

Si vous ne deviez choisir qu’un seul instrument, quel serait votre orgue préféré ?

Ce serait sans doute l’orgue de l’église Sainte-Catherine de Hambourg qui comporte plusieurs centaines de tuyaux anciens et qui a fait l’objet d’une reconstruction par Flentrop, en 2013. C’était l’orgue de Heinrich Scheidemann et de Johann Adam Reinken, deux prestigieux musiciens d’Allemagne du Nord. On sait que Bach y a donné un récital mémorable devant les autorités de la Ville, en 1720 ; c'est probablement à cette occasion qu’il créa sa fameuse Fantaisie et fugue en sol mineur BWV 542. En dépit de son orientation stylistique baroque, cet instrument est d’une diversité de couleurs et d’une versatilité qui permettent d’aborder aussi bien la musique de Mendelssohn que d’auteurs plus récents comme Messiaen. De plus, les plein-jeux – ce mélange si caractéristique de l’orgue couronnés de jeux aigus – ne lassent pas les oreilles, ne sont jamais fatigants.

Ces dernières années, plusieurs restaurations ou constructions d’orgues ont été menées dans de nombreuses salles de concerts. Que pensez-vous de cette évolution ?

C’est une tendance nouvelle en Europe occidentale mais il faut savoir que, depuis 30 ou 40 ans, la Chine, le Japon et bien d'autres pays dans le monde se sont dotés de salles de concert comportant parfois de très grands instruments. Les églises étant moins nombreuses en Asie, c’est surtout sur ces instruments que l’on est amené à jouer en concert. Paris a connu l’inauguration, en 2016, de deux instruments neufs à Radio France et à la Philharmonie de Paris. On n’avait pas prévu initialement d’y construire des orgues. C’est donc le milieu organistique qui s’est mobilisé pour qu’on intègre la construction d’orgues neufs dans ces salles nouvelles. Les dossiers ont connu un parcours difficile avec plusieurs changements de ministres mais ils ont finalement abouti, et l’on peut s’en réjouir. En Belgique, après la restauration de l’orgue de la Salle Philharmonique de Liège, nous avons enfin la chance de disposer, au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, d’un instrument qui permet d’ores et déjà de développer une politique de concert novatrice qui se démarque de ce que l’on peut programmer dans les églises. La situation dans des salles de concerts permet des rapprochements plus aisés avec l’orchestre mais aussi le monde de la danse, du cinéma, etc.

Conçu dans les années 1990, le nouvel orgue du Palais des Beaux-Arts de Bruxelles – inauguré finalement en 2017 – se voulait d’avant-garde. On sait que la lutherie électronique de cet instrument n’a pas encore été placée. Comment imaginez-vous l’orgue du futur ?

La lutherie électronique de l’orgue du Palais des Beaux-Arts sera installée prochainement. Elle permettra de transformer le son des tuyaux beaucoup plus facilement que dans le projet initial. Il faut dire que les moyens informatiques et technologiques se sont considérablement développés en 20 ans. Même sur un orgue traditionnel, des organistes peuvent aujourd’hui accéder, via des installations assez simples, à des fonctions de transformations sonores encore inenvisageables il y a peu. Le dispositif de BOZAR ira dans le même sens, avec un quatrième clavier aux possibilités étendues. D’une manière générale, je pense que l’orgue du futur sera très diversifié, avec de grands instruments mobiles (comme l’orgue « à structure variable » imaginé par Jean Guillou) mais aussi des instruments alliant la facture d’orgues traditionnelle avec des dispositifs électroniques contemporains.

En quoi votre carrière de directeur d’opéra et de festival a-t-elle influencé votre rapport à l’orgue ?

Immergé dans le monde de l’opéra, je n’ai cessé de côtoyer des chanteurs de calibre international. Cet univers a nourri ma recherche vers une manière de jouer de l’orgue la plus vocale possible. Historiquement, l’orgue vient d’ailleurs de la polyphonie vocale médiévale. Par ailleurs, le travail permanent avec des écrivains, des metteurs en scène, des plasticiens… m’a permis de décloisonner les univers, de faire sauter certaines barrières pour m’engager sur la voie de l’interdisciplinarité. Cette approche m’aide en retour à sortir l’orgue de sa « bulle ».

On connaît votre implication pour la sensibilisation à l’opéra et à la danse (RESEO, Opera Europa), de même que pour le renforcement des services éducatifs actifs auprès des écoles et des associations. Imaginez-vous une action similaire pour le monde de l’orgue ?

Oui, bien sûr. Le XXI^e siècle rend possible de nouvelles formes de communication numérique, et donc de rapprochement des publics mais aussi d’élargissement des publics. Nous devons poursuivre dans cette voie en direction des milieux éducatifs et associatifs. De ce point de vue, je pense que la présence d’orgues dans des salles de concerts, lieux par essence plus confortables que des églises, rend l’instrument plus accessible et permet des activités pédagogiques plus variées. D’une manière générale, les musiciens sont appelés à devenir eux aussi, et de plus en plus, des médiateurs. Ce nouveau rapport au spectateur devient une priorité pour chacun d’entre nous.

2018 vous verra quitter vos fonctions en tant que Directeur du Festival d’Aix-en-Provence. Quels sont vos projets pour cette nouvelle vie ?

Oui, c’est une nouvelle vie qui s’ouvrira à la fin de l’été 2018, mais je serai encore professeur d’orgue au Conservatoire de Bruxelles durant toute l’année 2018/2019. Globalement, je souhaite consacrer beaucoup plus de temps à la composition et l’exploration de nouveaux répertoires. Sur le plan discographique, j’ai trois projets en tête : l’enregistrement de pièces que j’ai créées mais que je n’ai jamais eu le temps d’enregistrer, la poursuite de mon exploration du répertoire d’Allemagne du Nord et le retour au grand compositeur espagnol Correa de Arauxo. J’envisage également de publier un ouvrage de synthèse sur la musique d’Allemagne du Nord car il y a peu de littérature disponible sur ce sujet en français. Depuis 20 ans, j’ai beaucoup travaillé cette musique et je souhaiterais partager mes connaissances par le biais d’une étude qui s’adresse autant au grand public qu’aux professionnels. En conclusion, j’ajouterai que, au cœur d’une vie professionnelle bien remplie, j’éprouve toujours un grand plaisir à revenir à Bach. Ces récitals sont toujours pour moi des moments extrêmement précieux, ne relevant jamais de la routine mais de la passion.

Propos recueillis par Éric Mairlot

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