Pablo Ziegler : « C’est précisément parce que je n’étais pas un musicien de tango qu’Astor Piazzolla a souhaité travailler avec moi. »
Pablo Ziegler, ancien pianiste de Piazzolla et compositeur, sera l'un des acteurs de l'OPRL+Tango du samedi 28 octobre, à 20 heures. Il évoque sa passion pour le « tango nuevo » dont il est l'un des chefs de file.
Vous avez été le pianiste d’Astor Piazzolla, fondateur et icône du tango nuevo, de 1978 à 1989. Peut-on dire que vous perpétuez aujourd’hui son œuvre à travers votre propre carrière ?
Oui, même si notre parcours musical était au départ très différent ! J’ai été surpris lorsqu’il m’a contacté pour intégrer son quintette, en 1978, car je faisais une carrière comme pianiste, compositeur et arrangeur de jazz. Il m’a avoué que c’était précisément parce que je n’étais pas un musicien de tango qu’il souhaitait travailler avec moi. Durant nos dix années de collaboration, ma mission était d’amener l’improvisation au cœur de sa musique. Cela l’a beaucoup influencé : il a lui-même changé ses modes d’interprétation au bandonéon, et intégré l’improvisation dans le tango nuevo. Ensemble, nous avons parcouru de nombreux festivals de jazz en Europe. Il a ensuite dissous son quintette, à la suite de sérieux problèmes cardiaques.
La rencontre du jazz et du tango est au cœur de votre collaboration. Peut-on parler d’un enrichissement mutuel ?
Je pense que l’on peut dire qu’ensemble, nous avons créé la musique de « jazz tango ». Je fais du piano depuis l’âge de 4 ans, d’abord avec un parcours classique au conservatoire de Buenos Aires, puis en me tournant assez rapidement vers le jazz. Ce mélange de jazz et de classique est venu de manière très naturelle se frotter à l’univers du tango nuevo créé par Piazzolla : ce qu’il a inventé, c’était un langage musical totalement nouveau, largement inspiré de la musique classique. Mon rapport à l’improvisation est venu nourrir son propre travail.
Lorsque j’ai entendu Astor Piazzolla pour la première fois, je me suis dit : « ce type est un génie ! ». C’était tellement nouveau, tellement inspiré d’influences différentes.
Vous êtes l’auteur des transcriptions pour orchestre des œuvres de Piazzolla proposées lors de ce concert. Est-ce un défi de conserver le balancement du tango nuevo avec une formation de plusieurs dizaines de musiciens ?
La manière d’orchestrer les pièces de Piazzolla est déterminante pour conserver l’esprit de sa musique. J’ai acquis une certaine pratique pour pouvoir partager mon expérience avec les musiciens et leur montrer comment jouer cette musique, comment interpréter les phrasés, les articulations, les pulsations. Avec un point de départ très simple, mais fondamental, dans mon travail de transcription : ne pas toucher à une note de son matériau de départ, rester le plus fidèle possible à sa musique.
Le public de Liège découvrira deux de vos propres compositions (Asfalto et Milonga en el viento). Se situent-elles dans l’héritage de Piazzolla ?
Asfalto est une composition qui comporte des aspects plus contemporains, tant dans sa thématique (l’apparition de l’asphalte dans toutes les grandes villes, métaphore de la modernisation et du changement qui touchent le monde entier) que dans son écriture : la pièce est divisée en deux parties, l’une très mélodique, l’autre plus abstraite. Quant à Milonga en el viento, il s’agit d’une « milonga lenta », tout comme Oblivion de Piazzolla : ce style développe de très belles mélodies, un peu comme une musique de cow-boys qui prendraient leur propre guitare, mais à la manière argentine. C’est un genre très beau et mélodique. Cette composition a été enregistrée en 1992 par le Royal Philharmonic Orchestra (Londres) avec El Quinteto Buenos Aires.
Peut-on dès lors conclure que le tango nuevo est par essence un art de rencontres qui se prête bien à cette idée de mixer le symphonique et le tango pour un « OPRL+ » ?
Tout comme le jazz, le tango nuevo se nourrit de diverses influences : compositeurs et interprètes ont cette capacité à se nourrir d’une multitude de références, de styles, de cultures. C’est ce mélange qui a donné naissance au tango nuevo : c’en est même la clé. En ce qui me concerne, lorsque j’ai entendu Astor Piazzolla pour la première fois, je me suis dit : « ce type est un génie ! ». C’était tellement nouveau, tellement inspiré d’influences différentes. Et savez-vous quel compositeur Piazzolla tenait pour son modèle ? Béla Bartók ! La façon dont il avait su réunir le langage classique et les influences populaires hongroises était pour lui une réussite absolue. Son Quatuor à cordes est une référence à cet égard.
Propos recueillis par Séverine Meers
En concert le samedi 28 octobre 2023 à 20h