Gergely Madaras : "Méphisto est pour moi le personnage le plus humain de la Symphonie"

Madaras

À l'occasion de la sortie au disque de la Faust-Symphonie de Liszt avec l'OPRL, pour le label BIS, Gergely Madaras évoque l'univers symphonique du compositeur hongrois.

Pourquoi avoir initié un enregistrement de la Faust- et de la Dante-Symphonie avec l’OPRL ?

J’ai toujours envisagé ma relation avec l’OPRL comme un échange entre nos deux cultures. J’ai découvert à Liège les subtilités et les trésors de la musique belge, et, de mon côté, il m’a paru indispensable de partager avec les musiciens et les spectateurs les chefs-d’œuvre de la culture hongroise. À ce titre, les deux Symphonies de Liszt m’ont paru incontournables, car le langage du compositeur est très germanique, et dès lors proche des « langues maternelles » de notre Orchestre. Liszt est d’ailleurs un Hongrois qui ne parle pas la langue hongroise, ses articulations et ses phrasés n’ont pas les contours d’un Kodály ou d’un Bartók, musicalement nourris aux rythmes de la langue magyare. Un orchestre d’Europe de l’Ouest aura donc plus de facilités avec le répertoire lisztien qu’avec Kodály et Bartók, alors qu’à Budapest, tout le monde est capable d’interpréter naturellement ces deux derniers compositeurs. C’est moins le cas lorsque l’on s’éloigne de l’Europe centrale.  

Quel regard portez-vous sur ce répertoire symphonique, alors que l’essentiel de l’œuvre de Liszt est composé de pièces pour piano seul ?

Je trouve les œuvres pour piano de Liszt vraiment virtuoses, elles ont quelque chose de philosophique dans leur expression, ce sont des pages majeures dans la carrière de tout pianiste qui se respecte. Les pièces orchestrales sont plus inégales, mais elles ont toutes un point commun : leur côté narratif. On sait que Liszt est l’inventeur, avec César Franck, du poème symphonique ; il en a écrit treize, certains remarquables, comme Les Préludes ou Mazeppa, d’autres plus anecdotiques. Tous veulent raconter une histoire. C’est totalement révolutionnaire à une époque où beaucoup de poètes et écrivains considèrent ce genre de narration en musique comme une hérésie. Même s’il a grandi dans un monde sonore abstrait, Liszt invente des histoires sans paroles. Ses deux Symphonies s’inscrivent dans cette démarche. Créée en novembre 1857, la Dante-Symphonie est clairement inspirée par la Divine Comédie de Dante, tandis que la Faust-Symphonie est inspirée de Goethe. Liszt a commencé à écrire cette dernière en 1840 et l’a achevée en 1854 avant de la faire jouer pour la première fois le 5 septembre 1857, lors de l’inauguration du monument à Goethe et Schiller, à Weimar. Le mythe de Faust était très implanté dans la culture allemande, il offre un storytelling très fort que Liszt ne s’est pas privé d’exploiter.  

Comment Liszt s’est-il approprié ce mythe ?

D’une manière très astucieuse et originale. Au lieu de raconter l’histoire dans sa continuité, le compositeur se focalise sur les trois personnages principaux dont il décrit le caractère individuel avec tous les contrastes qui s’imposent. Faust occupe le premier mouvement, il est présenté comme une figure héroïque, une sorte de « mâle alpha » qui veut conquérir le monde. Protagoniste du deuxième mouvement, Marguerite (Gretchen) est un condensé des clichés véhiculés sur la femme au XIXe siècle : elle est maternelle, douce, à la fois protectrice et rassurante, ce que la musique de Liszt rend parfaitement. Enfin, dans le troisième mouvement, c’est Méphisto qui est portraituré. Liszt met en valeur toute sa substance diabolique, et démontre qu’il est la part sombre de Faust (les deux personnages ont des thèmes musicaux en commun). Le compositeur le décrit de manière plus nuancée et contrastée que Faust et Marguerite, c’est même pour moi le personnage le plus humain de la Symphonie.  

Liszt est pour moi un homme de la Renaissance qui fait exploser le cadre conventionnel des choses, qui prend de multiples directions à la fois. Ses nouvelles idées, il les exprime surtout dans le domaine de la musique orchestrale, à l’inverse d’un Wagner qui innove dans le monde de l’opéra.  

La Dante- et la Faust-Symphonie ont donné lieu à des versions différentes. Quel a été votre choix pour chacun d’eux ?

Dans les deux cas, j’ai choisi les premières versions de ces œuvres. Ce sera d’ailleurs une première pour l’OPRL, qui jusqu’ici n’avait interprété que les versions finales, grâce notamment à Pierre Bartholomée qui les a introduites au répertoire de l’Orchestre.  

Liszt a été marqué toute sa vie par la Divine Comédie de Dante. Dès 1837, il compose pour piano seul une page éclatante, Après une lecture de Dante, une sorte de sonate en un mouvement qu’il inclura plus tard dans le deuxième cahier de ses Années de pèlerinage. En 1847, il fait entendre à sa maîtresse polonaise, la princesse Carolyne zu Sayn-Wittgenstein, des fragments de sa future Dante-Symphonie pour laquelle il imagine non seulement une sorte de diaporama représentant des scènes de l’œuvre peintes par l’artiste génois Bonaventure Genelli, mais aussi l’usage d’une machine à vent imitant les vents de l’enfer du premier mouvement. C’est extrêmement novateur quand on y pense. Liszt ne manquait pas d’invention. On est même surpris de découvrir dans la partition une gamme qui est déjà dodécaphonique. Liszt est pour moi un homme de la Renaissance qui fait exploser le cadre conventionnel des choses, qui prend de multiples directions à la fois. Ses nouvelles idées, il les exprime surtout dans le domaine de la musique orchestrale, à l’inverse d’un Wagner qui innove dans le monde de l’opéra.  

Toujours est-il que Liszt renonce aux décors peints, tout comme à la machine à vent. Il met même de côté sa composition pendant une dizaine d’années avant de la reprendre en 1855 et de la faire entendre un an plus tard à Wagner – dédicataire de l’œuvre tout comme la princesse Carolyne. Wagner lui recommande d’une part une conclusion plus pianissimo dans le Paradis final, il lui suggère aussi dans ce même mouvement de renoncer aux chœurs, pour ne pas tomber dans une imitation du Finale (choral) de la Neuvième Symphonie de Beethoven. Liszt n’a suivi que partiellement les conseils de son futur gendre, se contentant de terminer sur une ambiance pianissimo. Pour faire plaisir à sa maîtresse, il conserve la présence du chœur. Il imagine même une fin alternative, plus fracassante, plus profane, moins religieuse, se concluant sur une coda fortissimo. Le premier finale me semble néanmoins plus profond et plus subtil.  


Dans la Faust-Symphonie, on retrouve le même phénomène. Une première fin sans chœur, très contemplative et majestueuse, une seconde plus guerrière et brillante. Pour moi, la première version est plus intéressante car elle requiert une écoute plus soutenue et plus méditative de la part du spectateur, elle résonne comme une traversée du subconscient, c’est une réflexion qui signale que le voyage est plus important que la destination. Plus religieux, ce finale rappelle aussi que dans sa musique, Liszt aime nous montrer ce qu’il y a au-delà et derrière la vie, en explorant le domaine du surnaturel. Il opère un véritable dialogue entre la vie et la mort, et dans un sens, cela correspond à sa nature qui a toujours exploré les extrêmes. Il est lui-même dans une dualité permanente, non seulement lorsqu’il est partagé entre le profane et le sacré, mais lorsqu’il oppose dans son art la rapidité et la lenteur, l’intensité et le silence, la lumière et l’obscurité.  

 

 

Parlez-nous des œuvres qui complèteront les deux disques !

La Méphisto-Valse me paraissait le choix idéal pour la Faust-Symphonie. Non seulement par sa proximité thématique, mais aussi en raison de sa durée qui m’a semblé idéale. C’est une œuvre courte qui passe rapidement, une musique rafraîchissante malgré la répétition insistante du thème principal.  

La Dante-Symphonie aura comme complément la Lugubre Gondole, une pièce pour piano de Liszt orchestrée par le compositeur américain John Adams. J’ai découvert pour la première fois cette œuvre en voiture, durant le Covid, à une époque où je parcourais de longues distances en écoutant la radio. À l’écoute, j’ai trouvé cette musique si profonde et touchante que j’ai immédiatement eu envie de l’associer à la Dante. Les deux œuvres ont plusieurs thèmes en commun : l’Italie, la mort, les arrière-mondes, les fantômes... Cela avait du sens de les rapprocher… L’OPRL et moi donnerons d’ailleurs cette pièce à l’automne, lors de notre tournée en Hongrie, en novembre 2024. Ce sera une première hongroise par un orchestre… belge. Ce sera aussi quelques jours avant une première pour Namur et Liège. Ce dont je suis fier !

Propos recueillis par Stéphane Dado  

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