Brahms 4 : L’apogée du romantisme allemand
Le samedi 11 mars, à 16 heures, Gergely Madaras poursuit son cycle Brahms avec la Quatrième Symphonie, leçon magistrale de contrepoint dominée par l’ombre de Bach.
Beethoven, le modèle. Sans Johannes Brahms, la musique romantique allemande n’aurait pas le même visage ! Avec ses quatre Symphonies, écrite en l’espace de neuf ans à peine (1876-1885), Brahms est l’aboutissement de toute une tradition héritée des trois classiques viennois (Mozart, Haydn et Beethoven). Beethoven demeure son modèle, ses neuf Symphonies sont le point de départ, le terreau commun de tous les compositeurs germaniques jusqu’à Anton Bruckner. Beethoven a fait de la symphonie le genre orchestral par excellence au XIXe siècle (qu’il faut affronter à sa suite si l’on veut faire partie de la cour des grands). Il a étoffé la longueur de chaque mouvement, il a révolutionné l’écriture par son principe de la « germination » : d’une petite graine sonore (une courte mélodie au rythme ciselé, tel le « pom pom pom… pom ! » de la Cinquième) naît tout un arbre (un mouvement, voire une symphonie complète). Un mode de construction que Brahms utilisera encore dans certains mouvements de sa Quatrième Symphonie.
Style personnel. Les idées de la Révolution française ont aussi marqué les Romantiques, là encore Beethoven a donné le ton. Ils ne courbent plus l’échine pour écrire une musique décorative au style interchangeable dans le seul but de divertir l’aristocratie. Leur création devient la manifestation de leur individualité, d’un moi exacerbé qu’ils imposent au monde. Cette hypertrophie de l’égo passe désormais par la création d’un style, d’une musique immédiatement associée à son auteur, seule manière d’obtenir la reconnaissance publique et un certain prestige social. L’individualisation à l’extrême de l’écriture devient « la » priorité ! Ce qui explique que la musique de Brahms ne ressemble en rien à celle d’un Schubert ou d’un Tchaïkovski… La période favorise d’ailleurs l’individualisation du langage : l’audience s’accroît, les salles de concerts s’élargissent, les orchestres deviennent plus sonores et plus étoffés, avec une plus grande diversité instrumentale. Ils sont aussi constitués de musiciens mieux formés et plus disciplinés, des facteurs qui permettent à chaque artiste de développer ses propres recettes de cuisine en matière d’orchestration, de jeux de dynamiques, de contrastes entre les tuttis et les passages solos. Brahms à cet égard cultive les broderies mélodiques allégées, les thèmes confiés à quelques instruments seulement, dans un esprit de musique de chambre.
Effusions sentimentales. Sous l’influence des poètes allemands, la musique romantique joue aussi la carte de l’exaltation des affects, de l’explosion des passions y compris les plus tourmentées. La Quatrième Symphonie (1884-1885), imprégnée d’une mélancolie tragique et d’une gravité renforcée par la tonalité sombre de mi mineur, comporte de belles effusions sentimentales, enrobées çà et là d’idées spirituelles et philosophiques. Pour le compositeur hambourgeois, composer une symphonie, c’est faire montre d’un idéal élevé tout droit hérité de Beethoven. Ce qui ne se fait pas sans contraintes. Composer une symphonie signifie rivaliser avec la « figure du père » (Beethoven) dont on pense, à l’époque, qu’il a tout dit en musique. Tétanisé à l’idée de se confronter au « maître », Brahms attend d’avoir 43 ans pour écrire sa Première Symphonie (1876). C’est tard, mais logique au regard d’une jeunesse dédiée au piano (comme interprète et compositeur) ; Brahms ne maîtrise dès lors que moyennement à l’époque toutes les possibilités de l’écriture orchestrale…
Tradition et modernité. Cette arrivée tardive sur le « marché » de la symphonie positionne Brahms en lointain épigone de Beethoven, ce qui n’enlève rien à son génie pour autant. Il est cependant perçu dans la seconde moitié du XIXe siècle comme faisant partie d’une mouvance « traditionaliste » au regard de musiciens comme Liszt ou Wagner qui s’affranchissent de Beethoven pour créer ce que l’on nommera dès les années 1860 « La musique de l’avenir » (d’après l’essai de Wagner L’œuvre d’art de l’avenir, 1849). La société allemande et toute l’intelligentsia autrichienne seront divisées entre les partisans de Brahms (avec pour porte-parole, le critique musical le plus influent de l’époque, Eduard Hanslick) et ceux de Wagner et Liszt (défendus par le critique Richard Pohl du Neue Zeitschrift für Musik, une gazette moderniste fondée par Robert Schumann).
Architecture et émotion. Ceux qui détestaient Wagner ne juraient que par Brahms. Et inversement. Il faudra attendre le jugement d’Arnold Schoenberg, le père de la modernité au XXe siècle, pour voir en Brahms un progressiste et réconcilier les deux courants. Schoenberg se considère d’ailleurs comme l’héritier à parts égales de Wagner et de Brahms. Il prend d’ailleurs en exemple le Finale de la Quatrième Symphonie pour montrer combien Brahms aura été innovant. Le mouvement est une immense passacaille (un thème répété en boucle), faisant l’objet de multiples variations (sur une mélodie empruntée à une cantate de Bach). Souvent l’art de la variation donne l’impression d’un collage de parties artificiellement mises bout à bout. Pour Schoenberg, Brahms au contraire a créé une véritable arche, une ligne continue entre toutes les parties, d’une magistrale cohérence. En plus de cette réussite sur le plan de l’architecture, Schoenberg admire l’émotion extrême qui se dégage de l’ensemble : ce Finale, dense et tragique, est aussi poignant que prenant. Ce mouvement clôt d’une certaine manière la page du Romantisme allemand puisqu’il ouvre par ses trouvailles formelles la porte vers de nouveaux horizons. Le XXe siècle sera d’ailleurs redevable à Brahms. Plusieurs compositeurs à sa suite exploiteront l’art de la passacaille dans leurs propres œuvres, Webern le premier, Ravel, Dutilleux, Britten, Chostakovitch, Penderecki, Ligeti, Lutoslawski et tant d’autres…
Stéphane DADO