Éric Tanguy : L'interview
Le vendredi 24 novembre, l'OPRL, Pierre Génisson et Patrick Davin créent le Concerto pour clarinette d'Éric Tanguy, une commande de l'OPRL, de l'Orchestre Symphonique de Bretagne et de la société Buffet Crampon. Le compositeur évoque sa nouvelle œuvre dans cette interview exclusive !
Dans quel cadre s’est effectuée la commande de votre nouveau Concerto pour clarinette ?
C’est le clarinettiste Pierre Génisson qui est à l’origine de la commande. Je l’ai rencontré aux États-Unis, à l’époque où j’étais professeur invité à l’Université de Los Angeles (UCLA). Pierre y vivait également. On a sympathisé et il m’a fait part de son désir de jouer en concert le Concerto pour clarinette de Mozart et une création que je lui écrirais. Un projet qui m’a aussitôt séduit. Pierre s’est battu comme un lion pour rendre ce projet possible, avec la collaboration de l’Orchestre Philharmonique Royal de Liège, de l’Orchestre de Bretagne et du facteur de clarinettes Buffet Crampon.
Vous ne craignez pas la comparaison entre votre concerto et celui de Mozart ?
Cela ne me pose aucun problème d’être joué à côté de ce chef-d’œuvre dans la mesure où, de manière générale, c’est une chose qui est fréquente dans la vie d’un compositeur vivant et cela fait même partie de la règle du jeu. Cette proximité est même appréciée du public qui, après les concerts, vient souvent me voir et me dire que ma musique éclaire d’une autre manière leur écoute des œuvres du passé. Les gens sont heureux d’entendre de la musique vivante et d’échanger leurs impressions avec les compositeurs. Pour nous, ce retour du public est essentiel…
Comment est structuré ce concerto ?
Il s’agit d’une partition de musique pure, non narrative, écrite en trois mouvements - comme la plupart de mes concertos - et sans la moindre influence de l’œuvre de Mozart dans le processus d’écriture. Chaque mouvement a un caractère spécifique. Le 1er mouvement « Intense » est puissant et sonore. Il est suivi par un 2e mouvement « Très doux » : c’est un moment suspendu et éthéré au sein duquel figure pourtant une plage d’agitation ; dans ma musique, j’aime toujours pouvoir m’échapper du caractère principal d’une pièce et avoir une fenêtre vers autre chose, quitte à revenir ensuite au climat initial. Le 3e mouvement « Vif » est pleinement connecté à l’esprit de virtuosité propre au genre « concerto ». Ce n’est jamais de la virtuosité gratuite. Il s’agit pour moi de voir ce que la virtuosité induit musicalement.
Pierre Génisson est-il intervenu dans le processus de composition ?
Il est clair que le jeu de Pierre, sa technique, sa sonorité ont été déterminants dans l’écriture de l’œuvre. Je ne me lance jamais dans une aventure concertante sans vivre mentalement avec la personne pour laquelle j’écris. Il m’est impossible de composer pour quelqu’un que je n’apprécie pas ; c’est l’admiration musicale et le sentiment amical qui stimulent mon processus de création. S’il a entièrement inspiré ce concerto, Pierre n’a en revanche rien changé à la musique. Au moment de l’écriture, il a reçu les pages au fur et à mesure et les a accueillies avec beaucoup d’enthousiasme, sans changer un iota.
Comment vous inscrivez-vous dans la musique d’aujourd’hui ?
Si je devais définir ma musique en termes d’écoles, je dirais que j’appartiens à « l’école buissonnière ». Très jeune, j’ai été formé par des personnalités comme Horatiu Radulescu, Ivo Malec mais aussi Gérard Grisey. Mon travail s’inscrivait dans le courant de la musique « spectrale ». J’ai eu envie de m’en échapper lorsque je suis arrivé à la Villa Médicis à Rome, me sentant libre de toute pression esthétique. Ce n’était pas une chose aisée puisque, il y a 25 ans, un jeune compositeur n’avait pas complètement la possibilité de s’exprimer librement. L’isolement du milieu parisien, le choc esthétique provoqué par Rome, la découverte des tableaux du Caravage et de manière plus inattendue l’étude des partitions de Sibelius à la Villa Médicis, tout cela représentait pour moi l’expression du beau absolu. Ce vivier de beautés diverses a été à la source de mes racines et de mon propre langage. À mon retour de Rome, en 1994, j’en ai pris plein la figure car j’avais ramené dans mes bagages une réflexion esthétique différente alors qu’on attendait de moi que j’incarne l’avant-garde balisée, confortable, des milieux parisiens.
À quel type de commentaires avez-vous été confronté ?
Sous prétexte que je n’étais ni spectral ni sériel, on a qualifié ma musique de tonale ou de néo-tonale. Or, la musique n’est pas quelque chose qui se définit soit par la tonalité soit par l’atonalité. Il y une voie médiane dans laquelle je me reconnais, celle de la modalité, que Messiaen, Dutilleux ou Ohana ou plus près de nous Dusapin et Escaich ont aussi empruntée. Aujourd’hui, il y a une véritable confusion de termes : le fait d’écrire de la musique consonante ne veut pas dire que l’on écrit de la musique selon notre échelle tonale occidentale. La seule pièce tonale dans mon œuvre est un ensemble de comptines pour enfants que l’éditeur Gallimard m’a commandées en 1996. J’ai toujours tenté de faire de la « musique corrosive », un terme qu’Henri Dutilleux employait pour décrire ma musique. Mon but est de trouver un équilibre avec un langage contemporain qui ne lorgne pas vers le passé tout en revendiquant une filiation avec mes prédécesseurs. Je ne souhaite pas écrire une musique totalement abstraite. Je me sens en cela proche d’un Boesmans ou d’un Rautavaara qui ne se sont pas embarrassés de ce que faisaient Boulez et ses disciples. C’est ainsi qu’ils sont parvenus à réaliser un voyage musical sans doute solitaire mais absolument prodigieux.
Ecrivez-vous souvent pour des orchestres symphoniques ?
Parallèlement au fait d’avoir alors été exclu d’un certain nombre de festivals français de musique contemporaine, j’ai reçu beaucoup de commandes du monde symphonique et de solistes prestigieux. Certaines de ces pièces sont d’ailleurs entrées au répertoire des grands orchestres. D’autres sont jouées un peu partout. J’ai été particulièrement touché de voir que ma pièce Affettuoso, écrite à la mémoire d’Henri Dutilleux, a été dirigée en 2016 par Esa-Pekka Salonen à Los Angeles en présence de Peter Sellars, Bill Viola, Thomas Adès ou Steve Reich. Si j’étais resté dans un « certain cercle » très fermé de compositeurs, je n’aurais peut-être jamais eu cette chance.
Le concerto est-il un genre dans lequel vous êtes à l’aise ou bien préférez-vous la musique orchestrale pure ?
Je me sens à l’aise dans tous les genres. Ce qui est fondamental c’est l’impulsion créatrice : c’est elle qui donne envie d’écrire, peu importe le type d’œuvres. L’écriture doit être un processus absolu de nécessité. Je ne veux pas d’une commande qui ne rentre pas en résonance avec ce besoin d’écrire. Si, dans les propositions que je reçois, un projet me semble bancal ou peu attractif, je le refuse. En parallèle, il faut être vigilant sur la qualité de son travail, ne jamais baisser la garde, ne pas se répéter, se renouveler constamment. Seule l’inspiration permet cela. La composition est une lutte avec soi-même si on veut la pratiquer avec sincérité.
Vous êtes né un 27 janvier comme Mozart. Une coïncidence appréciable ?
Je me réjouis de cette proximité mais je ne la vois pas comme un porte-bonheur car je ne suis pas superstitieux. Mozart dont j’adore la musique incarne à mes yeux le génie à l’état pur. Pourtant, je me tourne plus souvent vers mes héros que sont Vivaldi, Beethoven, Sibelius, Bartók, Saariaho. On est plusieurs à être nés le 27 janvier. C’est le cas de Renaud Capuçon et d’Emmanuel Pahud. Systématiquement on s’échange des textos entre nous pour fêter l’événement…
Propos recueillis par Stéphane Dado