Rhoda Scott : L'interview intégrale

Pourriez-vous nous parler de votre parcours musical ?

Je suis issue d’une famille de sept enfants. Mon père était pasteur dans le New Jersey. La légende familiale raconte que, à deux ans, je jouais des airs que j’entendais à l’église. C’est d’ailleurs à l’église que j’ai touché mon premier orgue Hammond (modèle B3). J’ai été autodidacte jusqu’à l’âge de 17-18 ans, ce qui explique pourquoi j’ai spontanément joué pieds nus en découvrant le pédalier.
 

Y a-t-il d’autres musiciens dans votre famille ?

Oui, j’ai un frère qui a été contrebassiste dans les orchestres de New York, Baltimore et Philadelphie.


Comment s’est poursuivie votre formation ?

À 18 ans, je suis entrée au Westminster Choir College de Princeton (New Jersey) où j’ai étudié l’orgue classique pendant deux ans et demi. J’ai ensuite rejoint la Manhattan School of Music de New York parce que cette école me permettait de travailler, parallèlement à mes études. À l’époque, je n’avais pas le niveau suffisant pour entrer en classe de piano et il n’y avait pas de département de jazz. J’y ai donc obtenu un master en théorie musicale classique.


Vous êtes ensuite venue en Europe pour étudier avec Nadia Boulanger, au Conservatoire américain de Fontainebleau. Pourriez-vous nous parler de cette grande dame ?

Son enseignement était vraiment passionnant. Il y avait à la fois des cours privés et des cours collectifs. C’était quelqu’un de très particulier, presque rigide mais aussi très sensible. Elle avait ses propres idées sur la façon d’aborder la musique. Avec moi, qui avais grandi en autodidacte et qui n’avais pas les bases classiques habituelles, elle était très gentille, presque maternelle. Au cours, j’étais avec des condisciples comme Jeremy Menuhin, le chef d’orchestre Oleg Caetani (fils d’Igor Markevitch) et le pianiste Jay Gottlieb.


Vous êtes finalement revenue en Europe…

Après un premier passage en France, en 1967, qui m’a beaucoup plu, je suis revenue l’année suivante, à l’invitation de celui qui allait devenir mon mari, le comédien et chanteur Raoul Saint-Yves, avec qui j’ai vécu 40 ans en Normandie.


On vous entend généralement à l’orgue Hammond. Quelle est votre expérience de l’orgue à tuyaux ?

En dehors de mes études à Princeton, j’ai eu relativement peu de contact avec l’orgue traditionnel. Mais, au début des années 2000, un promoteur de jazz allemand m’a proposé de participer à un concours qu’il organisait dans une église de Hanovre. J’y ai remporté le Deuxième Prix, derrière un formidable organiste russe qui avait d’ailleurs un bon trait d’humour concernant l’orgue traditionnel : « Jouer sur un orgue à tuyaux, c’est un peu comme essayer de faire danser un éléphant. » (rire). Le concours était suivi d’une tournée dans dix villes allemandes. Par la suite, mon collègue russe m’a invitée à prendre part à un festival sur orgue à tuyaux en Russie. Grâce à lui, j’ai pu jouer en tournée, à plusieurs reprises, à la cathédrale de Moscou et dans différentes salles de concerts comme à Saint-Pétersbourg et Samara. Il y a quelques années, j’ai également joué sur l’orgue de l’abbaye de Leffe, avec Steve Houben à la flûte, dans le cadre du Dinant Jazz.


On dit que vous connaissez plus de 1000 morceaux par cœur. Est-ce exact ?

Oui, j’ai toujours eu une bonne mémoire. En fait, je n’arrive pas à dresser à l’avance une liste de morceaux que je vais jouer en concert. J’ai vraiment besoin de réagir dans l’instant, en fonction du lieu, du public…


Comment faites-vous pour vous coordonner avec les musiciens qui vous accompagnent ?

La formule que j’ai le plus pratiquée dans ma carrière est le duo avec batterie. J’improvise souvent sur des gospels. Dans ce cas, le batteur doit réagir spontanément à ce qu’il entend, avec sa propre sensibilité, en fonction du rythme et de la mélodie. On recherche une forme de symbiose, mais en même temps, il s’agit d’un échange, d’une stimulation réciproque…


Avez-vous déjà joué à Liège ?

Oui, plusieurs fois, mais toujours sur l’orgue Hammond et pour des clubs de jazz, notamment à l’invitation de Jean-Marie Hacquier.


La technique du pédalier est-elle différente sur l’orgue Hammond ?

Généralement, on joue la basse au pied gauche tandis que le pied droit est dans la boîte expressive, pour faire les nuances. Sur un orgue traditionnel, on joue plus volontiers avec les deux pieds, mais il m’arrive aussi de jouer des traits rapides sur l’orgue Hammond, avec les deux pieds. Tout est une question d’adaptation.


Il y a quelques années, vous avez repris des études…

Après le décès de mon mari, en 2008, j’ai eu envie de retourner sur les bancs de l’école. (rire). Ayant déjà un master, je cherchais à faire un doctorat mais je n’ai pas trouvé de troisième cycle en histoire du jazz, et j’ai finalement opté pour un deuxième master dans cette discipline. J’ai été acceptée à l’Université du New Jersey en 2011 et j’en suis sortie diplômée en 2014. Ce furent trois années intenses, passionnantes, qui m’ont permis de rencontrer beaucoup de gens intéressants et d’aborder le domaine de la recherche et de la critique musicale. Après ces études, j’ai préféré rentrer en France pour me rapprocher de mes enfants et petits-enfants.


Quels sont vos projets ?

Pour mes 80 ans (le 3 juillet prochain), je pars en tournée avec un nouveau septet – le Rhoda Scott Ladies All Star – constitué des musiciennes qui m’ont accompagnée depuis 2004, au sein du Rhoda Scott Lady Quartett. Nous parcourrons toute la France, notamment en Normandie, à La Villette, Nancy, Nice… J’ai aussi le projet d’enregistrer deux nouveaux disques : un live avec les filles et un album studio avec Thomas Derouineau, qui est avec moi à Liège.

 

Propos recueillis par Éric Mairlot