« Un spectacle qui casse les codes du concert ! » : l'interview intégrale
Avec « Le cabaret du chapelier fou », la série « Happy Hour ! » propose le mardi 6 novembre à 19 heures, à la Salle Philharmonique, un spectacle en dehors des sentiers battus. L'OPRL a rencontré son concepteur, le corniste Bruce Richards !
Qu’est-ce qui se cache derrière ce titre mystérieux : « Le cabaret du chapelier fou » ?
C’est un spectacle atypique qui rassemble deux œuvres musicales qui s’associent à merveille par leur caractère absurde. Il s’agit des Façade Entertainments de Sitwell et Walton, qui mêlent poèmes et musique, et des Dix Marches pour rater la victoire de Kagel, petites fanfares qui rythmeront le concert. Ces œuvres s’inscrivent dans l’héritage du nonsense britannique cher à Lewis Carroll, d’où la référence au chapelier fou.
Il s’agit d’une idée d’Edith Sitwell. Cette artiste anglaise excentrique voulait marier musique et poésie. Elle avait connaissance des projets menés par Diaghilev et les Ballets russes, réunissant musique, texte, peinture, danse… ; elle était marquée par des œuvres comme L’Histoire du soldat ou encore Renard de Stravinsky, composées au même moment que ses poèmes Façade, à la fin des années 1910. Nous sommes alors à l’aube des Années folles.
C’est alors qu’elle rencontre William Walton, à peine âgé de 20 ans, et encore étudiant ; il deviendra d’ailleurs le protégé de la famille Sitwell. Elle lui propose de mettre en musique quelques poèmes et lui suggère des styles musicaux à y associer. Les Façade Entertainments sont donnés dans une première version en 1922 (en concert privé) et 1923 (en public), puis revus et augmentés, jusque dans les années 1970. L’œuvre compte au total 38 poèmes ; j’en ai gardé 15 pour ce « Cabaret du chapelier fou ».
De quoi parlent les poèmes d’Edith Sitwell ?
Les poèmes sont très courts (chaque mouvement des Façade Entertainments dure entre 30 secondes et 4 minutes) et les musiques de Walton sont de styles complètement différents. Le fameux nonsense britannique y est roi. Les textes n’ont pas toujours de signification logique : le rythme des mots est parfois le seul maître.
Comment l’œuvre fut-elle reçue lors de sa création en 1923 ?
Elle fit scandale ! Il faut dire aussi que visuellement, le spectacle avait de quoi surprendre : Edith Sitwell en personne récitait les textes, cachée derrière le rideau de décor du fond de la scène. Seul son visage apparaissait par un trou dans le rideau, et elle parlait (criait, presque) dans un porte-voix. Du côté des interprètes aussi, le scepticisme régnait : on raconte que le clarinettiste de l’ensemble aurait demandé à Walton si un clarinettiste lui avait voulu du mal dans sa jeunesse… Aujourd’hui, bien sûr, on regarde cela avec davantage de recul.
Est-ce vous qui allez réciter les textes ?
Oui, c’est moi. Je l’ai déjà fait une fois, il y a 22 ans. C’est un souvenir d’autant plus fort qu’à l’époque, j’avais failli annuler ma participation, en raison de la naissance de mon fils. Il est finalement né 5 jours avant le jour du concert. Il s’agissait d’un concert monté par la classe de musique de chambre du Conservatoire de Liège.
Les poèmes d’Edith Sitwell sont « fondus » dans la musique, ce qui nécessite un travail rythmique, mais aussi un travail sur l’équilibre entre voix et instruments.
Pour faire passer la voix sur les instruments, on peut utiliser une amplification ; plus besoin de mégaphone. Pour la mise en place rythmique, la partition est remarquablement bien écrite. Tous les rythmes sont précisés, tout est extrêmement clair : les mots, les liaisons, les consonances… 22 ans après l’avoir étudié, ma mémoire en a encore gardé de nombreux souvenirs. La difficulté vient surtout du fait que les textes sont souvent absurdes, donc difficiles à mémoriser… et le débit est très rapide par moments.
Les Façade Entertainments sont rarement joués chez nous. Sont-ils restés plus célèbres dans les pays anglo-saxons, y compris aux États-Unis, votre pays d’origine ?
Oui, en effet, même si on les joue quand même aussi ailleurs : le Philharmonique de Berlin en est un bon exemple (les origines britanniques de Simon Rattle y sont sans doute pour quelque chose). Ce sont des musiques magnifiques, certaines sont devenues très populaires, et Walton lui-même avait déjà fait des emprunts à des chansons ou musiques populaires.
Il ne faut pas craindre le fait que les textes soient récités en anglais : on n’a pas besoin d’en saisir le sens pour s’amuser… et d’ailleurs, ils n’ont pas toujours de sens ! Nous avons quand même prévu un écran, sur lequel sera affiché le titre de chaque poème, ou sa traduction. La mise en scène de Françoise Fauconnier aidera aussi à installer un climat pour chaque poème. Je ne vous en dis pas plus !
Vous avez intitulé le concert « Le cabaret du chapelier fou », en hommage à Lewis Carroll, autre auteur britannique, mais du XIXe siècle. Est-il un précurseur de la littérature absurde typique d’Edith Sitwell ?
Oui, pour moi le lien est évident. Le hasard veut que Lewis Carroll (1832-1898) soit mort l’année même de la naissance de William Walton (et de René Magritte, d’ailleurs). Dans mon esprit s’est créée une sorte de connexion entre eux, mais aussi avec des œuvres emblématiques de cette période, qui utilisent la musique et le texte parlé : L’Histoire du soldat de Stravinsky et le Pierrot lunaire de Schoenberg. Lewis Carroll a énormément utilisé le nonsense, l’humour absurde. Il navigue sans cesse à la frontière de la raison et de la folie…
Venons-en aux Dix Marches pour rater la victoire de Mauricio Kagel, qui datent de 1978-79. Pour quelle raison avez-vous souhaité les associer aux Façade Entertainements ?
Kagel est un compositeur qui aime flirter avec les limites, poser la question des frontières, notamment entre le théâtre, la musique, le spectacle… Il a beaucoup d’humour et cultive un sens de l’absurde et de la caricature qui s’intègre très bien dans le projet. J’ai choisi cinq Marches, aux caractères bien différents, qui s’intercaleront entre les pièces de Walton. Cela apportera au public (et au récitant !) une respiration et un peu de variété. Kagel a composé ces très courtes marches dans divers contextes. Puis, vu leur succès, il a décidé d’éditer les Dix Marches pour rater la victoire comme un tout, et a donné beaucoup d’indications sur l’usage que l’on peut en faire. Il laisse une grande liberté aux interprètes : elles peuvent être jouées séparément, et l’instrumentation aussi est laissée assez libre. Les marches paraissent se ressembler, et en même temps, elles ont des atmosphères très différentes : on navigue des larmes à l’ivresse, en passant par une sorte de bande-son des polars d’Hollywood dans les années 1970…
Y a-t-il d’autres références qui interviendront dans les choix de mise en scène du spectacle ?
Laissons planer un peu de mystère… Je vous invite surtout à venir à la Salle Philharmonique le 6 novembre à 19 heures ! Je peux simplement dire que j’ai voulu proposer un spectacle qui casse les codes du concert et aille encore un peu plus loin dans la liberté de ton que l’on propose à la Salle Philharmonique. L’esprit des Happy Hour prend ici tout son… sens.
Propos recueillis par Séverine Meers