Rencontre avec Elsa de Lacerda
Le 31 janvier, à la Salle académique de l'Université, le Quatuor Alfama ouvre le Festival Storytelling avec "La jeune fille et la mort", un programme qui mène de Schubert à Fafchamps, en passant par Respighi. Évocation avec la violoniste Elsa de Lacerda.
Comment est née l’idée de ce programme ?
Bernard Pierreuse, le Directeur artistique des Concerts de Midi, invite régulièrement le Quatuor Alfama. Nous savons qu’il aime la création contemporaine ; c’était l’occasion de lui proposer cette fois une partition que le Quatuor a commandée à Jean-Luc Fafchamps et qui s’inspire de sept Lieder de Schubert. Nous en avons profité pour insérer le 2e mouvement du quatuor La jeune fille et la mort du même Schubert — cité d’ailleurs par Fafchamps dans sa création — qui est lui-même inspiré du célèbre Lied éponyme du compositeur allemand, donc en connexion avec l’univers de la poésie.
D’où est venue l’idée d’une métamorphose des sept Lieder de Schubert par Fafchamps ?
À l’origine, il y a eu un projet de disque autour de transcriptions de Lieder de Schubert pour Albane Carrère et le Quatuor Alfama. Il nous fallait trouver un transcripteur. La journaliste Martine Dumont-Mergeay m’a aussitôt recommandé Jean-Luc Fafchamps. Celui-ci a accepté, mais à condition de ne pas effectuer un simple travail de transcription. Il fallait qu’à un moment ou l’autre, de petites ruptures soient introduites dans la musique de Schubert, et qu’interviennent des petits éléments de surprise, un glissement vers un autre univers, celui de Jean-Luc. Mais un Jean-Luc qui se plie à la musique de Schubert.
De quelle manière ce glissement de l’univers de Schubert à celui de Fafchamps s’opère-t-il ?
La première pièce fait l’objet d’un simple travail de transcription : la partie de piano devient une partie pour cordes. Il s’agit de l’unique changement au regard de l’original et cela se fait dans les règles de l’art, comme on l’aurait fait à l’époque de Schubert. Petit à petit, on évolue vers un monde où les notes de Schubert sont conservées, mais on y insère des effets de glissandi, des sonorités sul ponticello (l’archet jouant quasiment sur le chevalet). Cela crée des atmosphères ambiguës, il se passe quelque chose (uniquement dans les cordes), mais cela reste du Schubert ! Dans la troisième pièce, Marguerite au rouet, Fafchamps recourt à la technique du « pizzicato à la Bartók » qui consiste en un étirement vertical de la corde venant rebondir, avec une certaine force percussive, sur le bois du manche. C’est un effet typique de la musique contemporaine et qui apparaît dès les premières mesures du Lied. C’est une sorte de bruitage qui permet finalement de mieux entendre le mouvement lancinant du rouet, cela crée une atmosphère obsédante et pesante sur laquelle Albane chante, sans la modifier, la mélodie de Schubert. Ce n’est qu’à partir du quatrième Lied que la partie vocale est transformée à son tour. À partir du cinquième Lied, on commence à quitter l’univers de Schubert. Ou plutôt nous sommes dans quelque chose inspiré de Schubert, avec les mêmes paroles, des intervalles similaires, mais on ne reconnaît plus vraiment le chant d’origine. La rupture se fait de manière très poétique et très progressive. Comme les sept mouvements sont courts, c’est une œuvre idéale pour faire découvrir à quelqu’un la musique contemporaine d’aujourd’hui de manière progressive, sans que cela ne paraisse brusque.
Alfama effectuera-t-il d’autres commandes à l’avenir ?
Je dois avouer que nous avons toujours été quelque peu prudents par rapport à la musique d’aujourd’hui. Faire de la création est un métier à part entière. Cela demande de la réflexion. Il est clair que nous avons très envie de retravailler avec Jean-Luc Fafchamps et aussi avec Benoît Mernier. Mais pour l’instant, nous sommes plutôt concentrés sur l’écriture d’un spectacle autour de Fanny et Félix Mendelssohn.
Pourquoi commencer avec Il tramonto de Respighi ?
Comme il n’existe pas beaucoup de pièces pour mezzo-soprano et quatuor, il nous a semblé opportun d’associer Il tramonto, une musique colorée qui crée un contraste heureux dans le programme et met parfaitement en valeur aussi bien les cordes que la voix. Si les styles musicaux de ces trois compositeurs diffèrent, les textes de Shelley et ceux mis en musique par Schubert ont en commun de parler de femmes amoureuses et des douleurs de l’amour perdu.
Malgré son extrême fluidité, Il tramonto semble une œuvre techniquement redoutable ?
Il s’agit d’une œuvre extrêmement complexe tant dans son approche harmonique que dans ses développements rythmiques, très mouvementés. Il tramonto exige du quatuor qu’il s’adapte à la déclamation du texte, il faut pouvoir suivre le rubato du chant, ce qui, en soi, est un métier à part entière, un peu comme le métier de pianiste accompagnateur. La partition est aussi marquée par une écriture dense et chargée qui nous a demandé un travail d’épuration afin de parvenir à une certaine transparence : le propos étant très dramatique à la base, il est inutile de « surjouer » cette musique. Nous n’avons pas voulu rentrer dans le pathos du texte. Nous avons fait en sorte que le poème soit souligné de la manière la plus simple et la plus dépouillée possible, pour que le message paraisse d’autant plus fluide.
Pourquoi avoir choisi de travailler avec Albane Carrère ?
Nous travaillons ensemble depuis 2010. La première fois, ce fut dans le cadre du Festival de Lasne. C’est là que nous avons interprété ensemble Il tramonto pour la première fois. Albane a une voix d’une justesse incroyable et d’une grande pureté. Elle convient parfaitement aux quartettistes que nous sommes, toujours attentifs à avoir une intonation parfaite. Rencontre une chanteuse si précise, avec laquelle la relation humaine est aussi évidente et facile, a favorisé l’organisation d’autres concerts ensemble, notamment dans le cadre du Festival de Stavelot qui nous a demandé d’interpréter avec elle des transcriptions de Lieder de Schumann. Pour ce qui est de l’expressivité, Albane est quelqu’un qui est dans la pudeur et la candeur. Elle ne joue jamais à la chanteuse. Elle n’emprunte pas son expressivité et son identité vocale au genre opératique et c’est sans doute ce qui explique cette sincérité et cette pureté qui la caractérisent. Avec la maturité, elle sort toutefois de la simple jubilation du son ; il y a quelque chose qui devient plus important que le son et la culture de la voix. C’est sans doute à la fois une volonté de contenu et une certaine maturation de la voix qui créent cela.
Propos recueillis par Stéphane Dado
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