L'interview de Nicholas Angelich
Soliste instrumental aux Victoires de la Musique 2019, le pianiste franco-américain dit tout sur le récital qu'il donnera à la Salle Philharmonique de Liège le 5 mai prochain.
Bach, Beethoven et Brahms sont les trois piliers du répertoire allemand pour clavier, et trois compositeurs très présents dans votre parcours de pianiste. En quoi vous sont-ils indispensables ?
Les pianistes ont la chance extraordinaire de disposer d’un répertoire très vaste pour leur instrument, mais il est vrai que Beethoven m’est indispensable et que j’apprécie chaque jour encore plus sa musique. Je le travaille pour moi-même, je le joue en concert depuis très longtemps, et il m’accompagne en permanence. Je travaille aussi très souvent la musique de Bach pour moi-même, même si je le joue un peu moins souvent en concert que Beethoven.
Quant à Brahms, c’est aussi lié à un amour de la famille, car mes parents adoraient ce compositeur ; j’ai d’ailleurs étudié son 2e Concerto dès l’âge de 14 ans.
Tous les musiciens ont des œuvres de chevet qu’ils ne donnent pas nécessairement en concert. Michelangeli a travaillé le Concerto de Tchaïkovski sans jamais le jouer publiquement, et Ciccolini m’a un jour dit qu’il avait travaillé l’Opus 106 de Beethoven pendant 17 ans avant de la jouer en concert, dans le cadre d’une intégrale des Sonates.
Votre interprétation de ces compositeurs évolue-t-elle avec le temps et la maturité ?
Le temps nous fait tous évoluer ; la vie change, on peut être influencé par des personnes, des musiques qu’on écoute, mais en même temps, il reste toujours des constantes. Au fil du temps, on continue à réfléchir sur un texte musical pour être toujours plus juste par rapport au texte, pour comprendre les choses, pour chercher la juste direction.
Mais il reste la spontanéité et la liberté du moment, et cela aussi c’est très important. C’est vrai pour le concert, mais aussi pour un enregistrement : un disque, c’est le témoignage d’un moment. C’est ce qui est mystérieux et extraordinaire avec la musique : malgré la multitude d’informations fournies par la partition, il reste toujours une part de liberté (et une responsabilité !) dans laquelle chaque musicien peut s’exprimer. C’est un immense cadeau.
Qu’est-ce qui fait la spécificité de la Sonate n° 12 de Beethoven par rapport aux autres ?
C’est une sonate que j’affectionne particulièrement, et que je joue régulièrement en concert. Elle est très originale dans sa structure, avec ce premier mouvement en forme de thème et variations, et cette Marche funèbre « pour un héros » qui la relie à la Symphonie Héroïque.
Il y a un lyrisme dans le premier mouvement, une subtilité dans l’écriture, un cantabile, qui appelle déjà Mendelssohn ou Chopin. Chopin aimait d’ailleurs beaucoup cette sonate, alors que de manière générale, il était plus séduit par les œuvres de Scarlatti, Bach, ou Mozart qu’il adorait, que par Beethoven. La Marche funèbre est très belle, puissante et à la fois très concise. Le finale, quant à lui, est comme un retour à la vie, il est plein d’énergie, et d’apaisement aussi ; il va bien au-delà d’une simple démonstration pianistique ou brillante.
Comme toujours chez Beethoven, l’écriture comporte une dimension très orchestrale, ou proche de l’écriture pour quatuor à cordes. La partition incite à l’imagination sonore et cela permet aussi de mieux en saisir la structure, une structure très organique où chaque mouvement doit être pensé dans ses relations aux autres mouvements.
Quelle est la spécificité du travail de Busoni par rapport à d’autres compositeurs qui ont transcrit la musique de Jean-Sébastien Bach ?
Il y a quelque chose de très universel dans la musique de Bach – qui a d’ailleurs lui-même transcrit bon nombre de compositeurs ! Bach a été transcrit par de multiples compositeurs au XIXe siècle, notamment Liszt, Brahms ou encore Saint-Saëns, et Busoni est certainement l’héritier de cette grande tradition romantique du piano. Certains trouvent ses transcriptions trop pianistiques, trop éloignées du style originel de Bach ; on peut préférer les transcriptions des chorals faites par Wilhelm Kempff, par exemple. Mais dans le cas des chorals, le travail de Busoni est très subtil, et je trouve cela très beau qu’un pianiste puisse avoir accès à ces musiques non pianistiques.
Si l’on replace cette démarche dans le contexte du XIXe siècle, où le concert n’était pas accessible à tous et où le disque n’existait évidemment pas, la démarche de transcription (pensez aux symphonies de Beethoven transcrites par Liszt pour piano à 4 mains, par exemple) est un formidable accès à d’autres musiques, une mine d’informations pour les pianistes et les auditeurs de l’époque. Cela pouvait permettre aux pianistes de réfléchir différemment, d’écouter et de jouer d’autres musiques, et pas seulement celles pour leur instrument. En cela, le piano est l’instrument qui se rapproche le plus de l’orchestre, et qui a permis de faire connaitre un large répertoire au plus grand nombre.
À votre avis, pourquoi Brahms a-t-il écrit autant de variations sur des thèmes d’autres compositeurs ?
Peut-être faut-il y voir une forme d’hommage à ces compositeurs auxquels il s’intéressait. Brahms s’intéressait beaucoup à la musique baroque ; il admirait Haendel (tout comme Beethoven, d’ailleurs), mais aussi Couperin, par exemple. Dans les Variations sur un thème de Haendel, on décèle la profonde compréhension que Brahms avait de la musique de Haendel, mais l’expression d’une écriture instrumentale et d’une inventivité qui lui sont propres : c’est tout un monde qui s’ouvre à nous.
Avec les Visions fugitives, Prokofiev touche à la petite forme, avec une approche différente de ses Sonates. Comment exploite-t-il pianistiquement ce format ?
Les Visions fugitives sont un cycle de 20 pièces dont certaines peuvent être extrêmement courtes. On peut n’en jouer que des extraits, ce qui fonctionne très bien, mais les jouer dans leur intégralité leur donne aussi un sens global. Ces pièces très courtes et contrastées concentrent quelque chose de très particulier ; une ambiance, une inspiration, une atmosphère… On y retrouve l’écriture typique de Prokofiev, qui est magnifique, et très difficile aussi, même dans les pièces lentes et atmosphériques. On est tour à tour dans la rêverie, la méditation, ou par contraste, dans l’ironie et le sarcasme.
Pourrait-on rapprocher les Visions fugitives de la musique impressionniste et des atmosphères suggérées, par exemple, par les pièces de Debussy ?
Parfois, oui, car on y trouve une recherche de couleur, de caractérisation sonore, et d’évocation ; cette exploration des sonorités du piano est aussi très liée à cette époque. Mais cela reste plus mystérieux chez Prokofiev, car contrairement à la musique française, ses pièces n’ont pas de titre ; tout reste plus abstrait, et en même temps très poétique. On retrouve aussi, bien sûr, les caractéristiques pianistiques auxquelles on associe souvent Prokofiev (la rythmique, le côté percussif), mais c’est beaucoup plus varié que cela. Il faut d’ailleurs écouter les enregistrements des œuvres de Prokofiev par lui-même : j’ai été moi-même très étonné par ses rubatos, les libertés qu’il prend, et sa profonde poésie. On est loin d’un jeu qui tablerait uniquement sur l’énergie percussive et la rapidité au détriment du son. Les Visions fugitives permettent vraiment de s’en rendre compte.
Quel a été l’apport d’Yvonne Loriod dans votre formation de pianiste ?
Tous mes professeurs m’ont apporté quelque chose, bien sûr ; dans le cas d’Yvonne Loriod, elle m’a beaucoup incité à découvrir du répertoire, à travailler de nouvelles choses (et pas uniquement du Messiaen ou de la musique du XXe siècle). C’est elle, par exemple, qui m’a incité à jouer l’Opus 106 de Beethoven, alors que je ne voulais pas, je ne me sentais pas prêt. Elle jouait tout, c’était insensé ! Elle m’a appris énormément sur le répertoire mais aussi sur le métier, la préparation au concert. C’était une femme très généreuse et très impressionnante, à la fois exigeante et très bienveillante.
Propos recueillis par Séverine Meers
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