« La musique est une pile qui se recharge sans cesse » : l'interview de Jean-Luc Votano
Le clarinettiste solo de l'OPRL dit tout sur son nouvel enregistrement avec l'Orchestre et Christian Arming, à l'occasion de la sortie du disque, paru chez Fuga Libera.
Comment est né ce disque d’œuvres concertantes pour clarinette ?
Le point de départ en est le Concerto pour clarinette de Magnus Lindberg, dont nous avons donné la première belge en 2008, avec l’OPRL et Christian Arming. Cela a été une rencontre inoubliable : d’une part avec cette œuvre, d’autre part avec Christian, que l’on ne connaissait pas encore très bien à l’époque (il n’était venu diriger l’OPRL qu’une fois auparavant). La collaboration s’est très bien passée, à tel point que j’ai rejoué deux fois ce concerto l’année suivante au Japon sous sa direction - il était à l’époque Directeur musical du New Japan Philharmonic. En 2008, Jean-Pierre Rousseau et Pascal Rophé (alors Directeur musical de l’Orchestre) m’avaient proposé de créer ce concerto à Liège avec notre orchestre, ce qui était déjà exceptionnel. Ensuite, l’arrivée de Daniel Weissmann en 2015 m’a permis de concrétiser un rêve : enregistrer ce concerto, avec deux autres œuvres concertantes pour clarinette.
En quoi ce concerto est-il si exceptionnel pour vous ?
Je le trouve grisant à jouer malgré les difficultés, et je le redécouvre sans cesse. J’ai eu la chance de rencontrer Magnus Lindberg au Festival Radio France Occitanie Montpellier, où je viens de le jouer (le 25 juillet dernier) à l’invitation de Jean-Pierre Rousseau ; nous avons beaucoup parlé tous les deux. Je lui ai dit que peut-être, lorsque je jouerai son œuvre pour la 20e fois, je commencerai à me détendre (sourire)… Ce concerto est vraiment un chef-d’œuvre absolu, comparable à ceux de Tchaïkovski pour le violon ou le piano ! La clarinette attendait cela depuis très longtemps. Même s’il a été écrit pour le clarinettiste Kari Kriikku, j’ai l’impression qu’il a été écrit pour moi, c’est une véritable euphorie. Quand le thème principal revient dans le registre aigu de l’instrument avec 100 musiciens à fond derrière soi, et qu’on entend toujours la clarinette solo tant c’est bien écrit, c’est juste… enivrant.
Comment le programme du disque a-t-il été choisi ?
Avant de découvrir le Concerto de Lindberg, je pensais réaliser avec l’OPRL un disque de bravoure avec les œuvres de Jean Françaix, Aaron Copland et Carl Nielsen (trois des plus beaux concertos du XXe siècle). Mais la continuité de ces œuvres, c’est le Concerto de Lindberg… et cela a rebattu les cartes. Le choix du Kammerkonzert de Hartmann faisait sens : c’est une œuvre sublime et trop rarement jouée, que j’avais envie de faire revivre. Bien sûr, elle est plus ancienne que le Concerto de Lindberg, et elle reste aussi très tonale, mais avec une vraie recherche de couleurs. Ma rencontre récente avec Magnus Lindberg m’a confirmé que c’était une association pertinente, car il m’a confié qu’il adorait ce compositeur et qu’il recherchait le même type de couleurs. Enfin, l’œuvre de Johan Farjot s’inscrit un peu dans le même style, c’est un univers similaire.
Il ne faut pas voir ce disque comme un disque de musique « contemporaine » mais bien comme un disque rassemblant trois œuvres et trois compositeurs, qui à mes yeux, incarnent la suite logique de l’évolution de la musique. Dans le Concerto de Lindberg, on retrouve les couleurs et l’héritage de Stravinsky, Ravel et bien d’autres ; dans Hartmann, on retrouve des sons proches de la musique traditionnelle, et c’est clairement un hommage aux Danses de Galanta de Kodály ; et dans l’œuvre de Farjot, toutes les couleurs de l’école française sont présentes : Debussy, Ravel, Fauré… Cela donne un disque vraiment cohérent au niveau musical, tant du point de vue des couleurs que dans leur exploitation remarquable de toutes les possibilités de l’instrument.
La cadence de ce concerto est laissée à la libre appréciation de l’interprète. Vous avez donc dû en composer une ?
Oui, le compositeur écrit clairement que la cadence n’est pas obligatoire, et il propose à l’interprète d’en improviser une…. J’ai donc écrit une cadence, que j’adapte au fur et à mesure de mes concerts. Maintenant que les liens de cette musique avec Le Sacre du printemps de Stravinsky et Daphnis et Chloé de Ravel m’ont été confirmés par le compositeur, on peut s’attendre à ce que ma cadence pour le concert à la Salle Philharmonique (en février 2020) comporte des clins d’œil à ces deux œuvres orchestrales que j’ai aussi jouées dans l’Orchestre… Ce n’est jamais facile d’écrire une cadence, et pour moi, en 2008, c’était une première. Pour être honnête, à l’époque je me suis un peu inspiré de l’enregistrement, et de la cadence de Kari Kriikku.
Est-ce difficile, lorsqu’on est soliste au sein d’un orchestre, de mener une carrière personnelle de niveau international ?
J’ai beaucoup de chance d’être à l’OPRL car c’est un orchestre qui laisse la possibilité à ses musiciens de s’épanouir « en dehors ». Cela me permet d’explorer d’autres horizons, mais aussi, je l’espère, d’être un porte-drapeau de l’Orchestre à l’étranger. J’ai toujours mené ma carrière « hors réseau », sans agent ni carnet d’adresses, et considéré la musique comme une passion et un partage entre le compositeur, l’interprète et l’auditeur. Mon activité principale, c’est d’être clarinette solo à l’OPRL, et en parallèle, j’avais des rêves que toutes ces rencontres m’ont permis de réaliser. C’est une chance inouïe.
Vous êtes entré à l’OPRL à l’âge de 20 ans et vous avez enregistré le Concerto de Mozart trois ans plus tard (en 2006), puis des œuvres de Bruch en 2009. Aujourd’hui, vous continuez à multiplier les projets musicaux en soliste, en musique de chambre (notamment avec l’Ensemble Contraste à Paris) mais aussi à l’OPRL où vous êtes l’une des chevilles ouvrières de la série « Happy Hour ! ». Où trouvez-vous toute cette énergie ?
Dans les légumes bio (rires) !
La musique est une pile qui se recharge sans cesse… C’est vrai, je garde un appétit réel pour de nombreux projets. Faire partie du comité qui organise les « Happy Hour ! », c’était une évidence pour moi : cela me tenait à cœur depuis très longtemps de pouvoir développer une série de musique de chambre au sein de l’Orchestre. Je remercie Daniel Weissmann et Les Amis de l’Orchestre de rendre ce projet possible. C’est un vrai moyen d’expression pour les musiciens, et c’est vraiment précieux. C’est encore une occasion supplémentaire de maintenir un niveau de préparation élevé, des opportunités d’évoluer. Et puis, comme la plupart des musiciens jouent en dehors de l’OPRL en musique de chambre, la moindre des choses était que le public de la Salle Philharmonique puisse aussi découvrir cette partie de leur personnalité… de mieux nous connaitre, finalement. Alors oui, mon agenda est très chargé, mais cela me plaît, je voyage dans le monde entier, c’est une chance que je savoure ! Mon papa Giovanni Votano, et mon « père spirituel » Louis Langrée, m’ont transmis une telle fascination pour la musique que ce n’est pas un travail !
Pourquoi avoir choisi le Quatuor Danel pour interpréter à vos côtés le Kammerkonzert de Hartmann ?
C’est une amitié de longue date : il s’agit du premier quatuor professionnel avec lequel j’ai joué, au Festival de Stavelot, et depuis, j’ai partagé beaucoup de moments musicaux avec eux. Les membres du Quatuor Danel sont charmants et très professionnels ; je savais qu’avec eux, l’ambiance de travail pour l’enregistrement ne serait pas tendue, et c’est important aussi.
Parlez-vous de l’œuvre de Johan Farjot, Fantasme – Cercles de Mana, écrite pour trois solistes et orchestre ?
Arnaud Thorette (alto) et Antoine Pierlot (violoncelle) sont mes collègues au sein de l’Ensemble Contraste : je partage de nombreux projets avec eux ! Johan a écrit ce concerto pour nous. Quand il nous a parlé de ce projet, je lui ai proposé de l’enregistrer sur ce disque. Il m’a répondu qu’il en serait très honoré, et sincèrement, c’est une très grande réussite. Il parvient à tenir la dragée haute à Lindberg et Hartmann ! C’est assez extraordinaire. Cette œuvre est d’ailleurs une co-commande de l’OPRL et du groupe Buffet Crampon : ce fabricant d’instruments à vent me soutient depuis de nombreuses années, et sans lui ce disque n’aurait pas pu voir le jour. Au bout du compte, c’est aussi un projet d’amitiés, presque un disque familial.
Enregistrer avec son propre orchestre : qu’est-ce que cela représente pour vous ?
C’est un honneur et une chance ! L’OPRL n’est définitivement pas comme les autres ; c’est un orchestre vraiment particulier. Souvent, pour les musiciens d’un orchestre, jouer en soliste, devant tous les autres, c’est comme passer un second examen. À l’OPRL, c’est le contraire, on est soutenu de manière incroyable, et pouvoir enregistrer dans une telle atmosphère est formidable. La session d’enregistrement s’est vraiment bien passée, dans une atmosphère détendue (ce qui n’est pas toujours le cas), malgré le temps, l’exigence et la patience que l’on demande à chacun. Tout le monde a vraiment été exemplaire, j’en ai eu les larmes aux yeux ! Ça donne des ailes de se sentir porté, on est prêt à donner encore plus.
Propos recueillis par Séverine Meers
Découvrez le CD « Contemporary Clarinet Concerto » dans la discographie de l'OPRL