« Jean Cras, un musicien en mer » : l'interview de Jean-Pierre Borboux
Les « Happy Hour ! » redémarrent le mardi 8 octobre, à 19 heures. Au programme : un compositeur de Brest élève de Duparc, marin et inventeur de génie, mis à l'honneur par le violoncelliste Jean-Pierre Borboux et ses comparses.
Comment est né votre intérêt pour Jean Cras ?
Je l’ai découvert tout à fait par hasard, il y a déjà longtemps, alors que je cherchais du répertoire inédit pour le trio à cordes que je formais avec Jean-Gabriel Raelet et Colette Haumont. YouTube et les recherches numériques n’existaient pas encore ; je suis donc allé à la Médiathèque et mes recherches m’ont amené à un disque sur lequel figurait le Trio à cordes de Jean Cras.
Cette musique m’a totalement émerveillé. C’était une esthétique inconnue pour moi, un peu impressionniste, mais différente de Debussy : plus naturelle, plus « brute », plus authentique peut-être. J’ai écouté et réécouté cette œuvre et ses quatre mouvements, qui sont complètement différents l’un de l’autre… et qui passent même, à l’intérieur de chaque mouvement, par des esthétiques diverses.
Plus récemment, j’ai découvert l’œuvre La flûte de Pan, que j’ai interprétée au sein de l’Ensemble Oxalys. Son effectif est très original, puisqu’au trio à cordes viennent s’ajouter une voix de soprano et… une flûte de Pan ! Enfin, toujours avec Oxalys, j’ai interprété l’an dernier le Quintette de Jean Cras, qui fait lui aussi appel à un trio à cordes, augmenté d’une harpe et d’une flûte. Mon programme pour un « Happy Hour ! » était tout trouvé.
Interpréterez-vous ces trois œuvres intégralement ?
Non, ce serait trop long, et l’esprit de découverte du « Happy Hour ! » va plutôt dans le sens d’un voyage plus varié : c’est pourquoi nous interpréterons des extraits du Trio et du Quintette, en présentant néanmoins quelques passages des autres mouvements, avec la complicité de William Warnier. Nous jouerons le cycle de mélodies La flûte de Pan intégralement, et pour le plaisir, nous ajouterons quelques surprises liées à la présence de la flûte de Pan – instrument rare sur une scène classique, pour lequel nous accueillons Matthijs Koene, l’un de ses meilleurs interprètes, professeur au Conservatoire d’Amsterdam !
Enfin, pour profiter encore un peu plus de la magnifique voix de Marianne Croux, qui s’est illustrée au Concours Reine Elisabeth 2018, nous proposerons Chanson triste, une mélodie d’Henri Duparc, qui considérait Jean Cras comme « le fils de son âme » et avec qui il a entretenu une importante correspondance.
Pourquoi le concert est-il surnommé « un musicien en mer » ?
Jean Cras était compositeur et marin, à parts égales. Il excellait dans les deux domaines. Il a gravi les échelons de la marine militaire jusqu’au grade de contre-amiral et a terminé sa carrière maritime au poste de major général du port de Brest, sa ville natale.
Il est resté célèbre car il est l’inventeur d’un appareil de trajectoire, la « règle de Cras », un objet que l’on a utilisé jusqu’à ce que l’électronique puisse le remplacer et qui sert à transcrire des routes sur des cartes : c’est une sorte de double rapporteur transparent. Il a aussi inventé un appareil de transmission électrique entre les bateaux, aujourd’hui remplacé par les radars. C’était donc un esprit brillant, qui ne cessait de bouillonner d’idées, tant sur le plan musical que maritime.
Dans le domaine musical, il a étudié essentiellement avec Henri Duparc, et l’orgue auprès d’Alexandre Guilmant, à Paris. Il était en permanence habité par la musique ; il composait beaucoup en mer, où son piano l’accompagnait toujours. S’il lui fallait choisir, dans les bateaux plus petits, entre son lit et son piano droit, il installait un hamac au-dessus de son piano. Il se sentait investi d’une impérieuse mission de composer, cela lui était totalement nécessaire.
Jean Cras était donc un esprit brillant, éclairé, doublé d’un époux et d’un papa très aimant, malgré sa vie de voyages. Il avait quatre enfants ; il a écrit pour ses trois filles une œuvre pour piano à six mains, transcrite d’une de ses pièces symphoniques, et ne manquait pas, à chaque anniversaire de son fils (qui s’appelait Jean-Pierre !), de lui composer une petite pièce. On a malheureusement perdu ses lettres à Henri Duparc, mais on a conservé sa correspondance avec son épouse, qui témoigne de son sens des valeurs humaines, voire humanistes.
Comment peut-on décrire sa musique ?
On peut dire qu’il s’agit d’une musique de voyage, même si c’est un peu… bateau (sourire). Beaucoup de choses évoquent le voyage, en particulier l’usage de procédés musicaux qu’il a entendus lors de ses escales un peu partout dans le monde. On y trouve des sonorités « inouïes » pour l’époque. Par exemple, il utilise les ficelles de la gamme pentatonique pour évoquer l’Extrême-Orient, ou des intervalles (secondes augmentées) et des « gammes » (musiques modales ou polymodales, superposant plusieurs modes) pour le Moyen-Orient… Des procédés qui sortent de nos tonalités majeures et mineures occidentales. Dans La flûte de Pan, plutôt que d’utiliser les 12 demi-tons, il choisit arbitrairement une gamme de sept notes, et le flûtiste doit « boucher » les tuyaux inutilisés. Sa musique est parfois aussi influencée par la mythologie, comme dans son opéra Polyphème.
Peut-on l’apparenter musicalement à d’autres compositeurs ?
Bien sûr, il y a le lien avec Duparc, mais le champ d’action de Cras est plus large que celui de Duparc, dont on a surtout gardé les mélodies. Il y a une importante production de musique de chambre, mais aussi de la musique symphonique, un opéra, et bien d’autres pièces. On peut le rattacher aux influences impressionnistes de la France de l’époque ; bien sûr, on pourra toujours voir des références à Debussy, mais je ne pense pas qu’il y était spécialement attaché. Il se sent l’instrument d’une force supérieure ; il travaille sur la mise en forme, avec d’ailleurs une certaine rigueur formelle plutôt classique, mais la source d’inspiration jaillit d’elle-même.
C’est ce qui est fascinant chez Jean Cras : on imagine la rigueur d’esprit qui doit être celle d’un marin officier, amiral sur un bateau de guerre, avec des dizaines d’hommes sous ses ordres. On sent cette précision de l’esprit, qui lui vaut d’inventer un instrument de mesure, et en même temps il est tellement libre dans sa source d’inspiration ! Il allie la rigueur et la liberté ; son inventivité lui permet d’introduire une flûte de Pan dans une composition, puisque le poème dont il s’inspire porte ce titre.
Avez-vous déjà travaillé avec la soprano Marianne Croux ?
Oui, l’année passée. Son titre de lauréate du Concours Reine Elisabeth en 2018 lui a permis d’acquérir une belle notoriété et je suis heureux de la faire entendre au public de la Salle Philharmonique pour la première fois. Elle maitrise de nombreux types de répertoires différents, de l’opéra à la mélodie. Elle a une voix magnifique et c’est très agréable de travailler avec elle ; quand je lui ai parlé de ce projet, elle a accepté tout de suite, car cette musique en vaut vraiment la peine.
Propos recueillis par Séverine Meers