Balkan Fever : « Le Musikverein de Vienne littéralement pris d’assaut ! »
Le chef d’orchestre estonien Kristjan Järvi retrace la naissance de ce spectacle hors normes axé sur le folklore du Sud-Est de l’Europe.
Comment est né le projet Balkan Fever ?
Vers 2007, alors que j’étais Chef principal du Tonkünstler-Orchester de Basse-Autriche, je me souviens avoir été fasciné par le grand nombre de Slovènes, Croates, Bosniaques, Serbes, Macédoniens, Grecs, etc. que l’on rencontrait à Vienne. Nous mettions sur pied au même moment une série de trois concerts « branchés » et je me suis dit : « Pourquoi ne pas élaborer un programme axé sur les Balkans ? ». Le Musikverein de Vienne a été littéralement pris d’assaut par un public qui n’y mettait jamais les pieds. Ce fut une expérience très encourageante, pour ne pas dire rafraîchissante !
Comment avez-vous rencontré les solistes de ce projet ?
Je connaissais déjà le guitariste et compositeur Miroslav Tadic ; c’est lui qui m’a proposé de travailler avec le flûtiste et arrangeur bulgare Theodosii Spassov et le guitariste macédonien Vlatko Stefanovski. Au début, nous avons mêlé des pièces tziganes avec des œuvres de Bartók, Enesco, etc. Puis, avec le temps, le projet a évolué vers un répertoire essentiellement centré sur la musique traditionnelle des Balkans, adaptée à l’orchestre symphonique, que ce soit avec l’Orchestre Symphonique de Londres, le Mitteldeutsche Ensemble de Leipzig, ou d’autres orchestres à Berlin, Skopje, etc. Mais le concert de Liège sera pour moi la première occasion de présenter Balkan Fever en région francophone. Ce genre de spectacle s’inscrit par exemple tout à fait dans la veine des films d’Emir Kusturica au succès desquels la musique de Goran Bregovič a largement contribué.
Dans la famille de chefs d’orchestre que vous formez avec votre père Neeme et votre frère aîné Paavo, vous êtes sans doute le plus tenté par les projets atypiques ?
Oui, mon père a maintenant 82 ans. Il mène une très belle carrière de chef dans le grand répertoire classique, encore qu’il soit ouvert aussi à la nouveauté. Mon frère Paavo est peut-être le plus traditionnel de nous trois, ce qui n’est pas une critique. Il faut dire aussi que, bien souvent, on est amené malgré soi à rester dans ce que le « milieu » attend de vous. Ce n’est pas toujours facile de s’en distancer mais j’ai senti que c’était ma voie, au point de fonder ma propre société Sunbeam Productions pour mener à bien des spectacles audiovisuels innovants comme Waterworks, Nordic Pulse, Swan Show, Babylon Berlin, Absolute Club, Regular Crisis, Divine Geometry, Lost Tribes…
Menez-vous tous ces projets avec n’importe quel orchestre ?
C’est possible mais concrètement ces projets s’inscrivent davantage dans la dynamique mise en place avec l’Orchestre de la Mer Baltique, que j’ai fondé il y a quelques années. Il est constitué de jeunes musiciens provenant des pays limitrophes de la Mer Baltique (Estonie, Lettonie, Lituanie, Russie, Pologne, Allemagne, Norvège, Suède, Finlande et Danemark). Les musiciens jouent debout, de mémoire et selon une chorégraphie qui s’éloigne du statisme des orchestres traditionnels.
Le 29 février 2020, vous dirigez un concert de la série OPRL+ consacré au minimalisme. Comment s’insère votre pièce Too hot to Handel dans ce contexte ?
Le principe de ce concert est de faire dialoguer la musique baroque de Bach et Haendel avec celle de Philip Glass et Steve Reich. Le titre de ma pièce, qui signifie littéralement « Trop chaud pour le manipuler » est évidemment un jeu de mots avec le compositeur Haendel, d’autant que je reprends ses Concerti grossi pour les faire entendre d’une manière tout à fait surprenante, très différente de l’original, selon une approche un peu similaire au travail de Max Richter sur Les Quatre saisons de Vivaldi [entendu à Liège, en janvier 2019], mais avec un parfum très différent… Je n’en dis pas plus !
Quelle est votre actualité ?
Mon actualité… C’est avant tout la naissance de ma fille Elsa, née il y a trois jours ! (ndlr : le 25 octobre) Je vous avoue que plus rien d’autre ne compte à mes yeux en ce moment. Après avoir quitté l’Estonie à sept ans, pour fuir la dictature communiste avec ma famille, et grandi à New York, j’ai la chance d’avoir pu renouer avec mon pays d’origine, au point de m’y établir à nouveau en 2015. Pour moi, ce fut comme une évidence. C’est comme si j’étais rentré à la maison. Curieusement, j’ai l’impression que les 50 ans de dictature ont poussé ce pays à cultiver une forme d’exotisme, un côté « démodé », libre de la servitude des moyens électroniques modernes… J’y ressens très fort, presque de manière viscérale, la puissance de la Mer Baltique, la profondeur et la droiture des gens. C’est ici, avec ma jeune épouse violoniste, que je me sens à la maison, et que j’ai pu trouver un équilibre familial et professionnel.
Propos recueillis par Éric Mairlot