Rencontre avec Aude Miller, violoniste et improvisatrice
Membre du Quatuor Ardente et du trio d’improvisation Les Sans Papier, Aude Miller présente la philosophie des deux œuvres littéraires à la source du Happy Hour! "Amours suspendues". À découvrir le mardi 9 novembre, à 19h, à la Salle Philharmonique.
En février 2019 (pour le Happy Hour ! « About US »), vous aviez fait dialoguer les improvisations des Sans Papier avec trois œuvres de compositeurs américains jouées par Les Équilibristes. Vous reprenez aujourd’hui ce principe avec le Quatuor Ardente, mais sur un thème intriguant : Les amours suspendues…
Les amours suspendues est une BD de Marion Fayolle dont m’avait parlé notre hautboïste Nicolas Billaux. Il s’agit de l’histoire d’un homme marié qui a un besoin avide de séduire des femmes, mais qui met fin à chaque fois aux relations qu’il suscite dès que l’attirance devient plus intense. Il collectionne ainsi des relations inaccomplies, des « amours suspendues », qu’il range dans une chambre secrète, sous forme de femmes congelées, statufiées : la femme rouge et fatale, la femme violette et maternelle, la femme jaune et souffrante… Quand il est soudain quitté par la femme qui partage sa vie, il se réfugie dans sa chambre secrète pour décongeler toutes ces amours suspendues et tenter de retrouver le bonheur perdu.
Quand j’ai parlé de cette BD à Audrey Gallez, elle a tout de suite pensé au Barbe bleue d’Amélie Nothomb, un roman publié en 2012 qui est même devenu plus important pour nous que la BD dans l’orientation à donner au concert. Dans cet ouvrage, Don Elemirio Nibal y Milcar, un aristocrate d’origine espagnole installé en France, décide de combler sa solitude en accueillant des femmes en colocation. Mais il ressent le besoin de se créer un espace à lui : une chambre peinte en noir. Malheureusement, toutes les femmes avec qui il entame une relation amoureuse brisent à chaque fois sa confiance en allant dans ce lieu intime où elles meurent en raison d’un dispositif cryogénique installé par mesure de sécurité. Passionné de photographie, il conçoit pour chacune un vêtement d’une couleur différente dont il les revêt avant de les prendre en photo… On voit bien le lien de ces deux récits avec l’histoire originale de Barbe bleue, telle qu’elle apparaît dans le conte de Perrault.
Comment ces récits vous ont-ils guidés dans le choix des œuvres ?
Le roman d’Amélie Nothomb nous plonge dans un tourbillon noir, glaçant, grinçant et étouffant. Il fallait des œuvres qui évoquent la mort. Nous nous sommes donc d’abord orientés vers des quatuors de Chostakovitch et Schnittke pour leurs sonorités grinçantes. Du Quatuor n° 8 de Chostakovitch, nous avons choisi l’Allegretto central, en forme de valse grimaçante. Ce quatuor a été longtemps présenté comme un hommage « aux victimes de la guerre et du fascisme », mais en réalité, c’est une œuvre autobiographique dans laquelle le thème principal est issu des initiales du compositeur DSCH (ré, mi bémol, do, si). Le Quatuor n° 3 de Schnittke appartient au même univers. C’est une œuvre qui comporte beaucoup de contrastes, de surprises… comme dans le livre d’Amélie Nothomb. Apaisées et plus faciles d’accès, les variations du Quatuor « La jeune fille et la mort » de Schubert s’appuient sur un bref poème de Mathias Claudius. La mort tente d’y attirer à elle la jeune fille : « Ne crains rien, donne-moi ta main, je suis ton amie. » Enfin, Audrey Gallez tenait beaucoup à jouer des extraits du Quatuor n° 4 du compositeur letton Pēteris Vasks. Après un Choral calme et immuable, la Toccata II nous permettra de conclure sur le mode de l’urgence, de la fuite et de l’emballement.
Comment interviendront la danseuse et la narratrice ?
C’est la première fois que nous collaborons avec Conchita Fernandez del Campo. Elle improvisera à des moments-clé du spectacle pour illustrer la musique, aussi bien écrite qu’improvisée. Mais j’avais l’impression que la danse ne suffirait pas à donner un caractère achevé au spectacle. J’avais été très agréablement surprise par la qualité des dessins qu’Audrey Gallez réalise à titre privé, et je m’étais dit qu’il faudrait lui trouver un lieu d’exposition. En cherchant, je suis tombée sur « La Galerie du Livre et de l’étrange Théâtre ». Mais en fait, il s’agissait d’une maison d’édition dont s’occupent Claire Blach et Raphaël Denys. En parlant avec Claire, que j’ai trouvée très sympa, j’ai appris qu’elle pratiquait aussi l’impro, ce qui nous a donné l’envie d’organiser quelques sessions pendant le confinement. Et lorsqu’il a fallu donner la touche finale au spectacle, je me suis dit qu’elle était la personne idéale pour donner du « liant ». Claire lira quelques passages d’Amélie Nothomb et improvisera elle-même en interaction avec nous tous.
Propos recueillis par Éric Mairlot