Gergely Madaras : « Dohnányi, un jeune homme qui veut déjà tout assimiler et tout nous montrer. »
À la tête de la Symphonie n° 1 de son compatriote Ernö Dohnányi, ce dimanche 23 janvier, à 16 heures (complet), le Directeur musical de l’OPRL présente le plus grand des compositeurs romantiques hongrois.
Ernö Dohnányi (1877-1960) est étroitement lié à l’histoire de plusieurs institutions majeures de Budapest. Est-ce que cette notoriété y est encore sensible aujourd’hui ?
Ernö Dohnányi a été reconnu très jeune comme un enfant prodige, virtuose du piano et compositeur hors pair. Sa Symphonie n°1 a été composée alors qu’il n’avait pas 25 ans. Bien plus tard, il a été en charge simultanément de la radio hongroise, de l’Opéra et de l’Académie Franz Liszt. Par malheur, cela a coïncidé avec l’avènement du régime nazi, et au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, quand les dictatures socialistes ont pris le pouvoir, il a été soupçonné d’avoir collaboré avec les nazis. Il s’est trouvé au mauvais endroit, au mauvais moment. Il est alors parti aux États-Unis, tout comme Bartók. Après la chute du mur de Berlin, sa musique a été de plus en plus jouée, son nom a été blanchi de tout soupçon, et il a même été prouvé qu’il a aidé à sauver de nombreux Juifs.
Quel est l’héritage musical actuel dans lequel s’inscrit Dohnányi ?
Il s’inscrit surtout dans la tradition allemande, beaucoup moins dans les traditions hongroises (qui à l’époque, sont représentées par les musiques de brasseries ou la musique folklorique tzigane, chez des musiciens classiques comme Brahms et Liszt). Ce ne que lorsque Bartók et Kodály ont parcouru le pays, de village en village, pour enregistrer et sauvegarder l’extraordinaire richesse du folklore, que cet arc-en-ciel de diversité de styles, de textes, de czardas, de mélodies, d’instrumentations s’est imposé. Dohnányi, lui, était un homme de la ville. Il est né à Bratislava (l’actuelle capitale de la Slovaquie), la deuxième ville de la Hongrie à l’époque. Même si la culture slave lui était familière, c’est la culture germanique qui a marqué sa musique. Dans sa Symphonie n° 1, on trouve déjà tout le germe de son talent, les influences de Brahms, Bruckner, Wagner. Au début du XXe siècle, Budapest a connu un essor très important et a acquis une stature internationale. Elle est devenue une vraie rivale de Vienne, car par leurs cultures, elles étaient les deux pôles de ce vaste empire. Elles s’influençaient mutuellement et étaient marquées toutes deux par une culture du melting-pot. Cela a permis à Dohnányi de rencontrer Brahms, Mahler, Liszt, des mentors très enthousiastes et qui l’ont façonné.
La Symphonie n° 1 (1901) est l’œuvre d’un homme de 24 ans, écrite à un moment où se côtoient les derniers post-romantiques et des musiciens révolutionnaires comme Debussy (Nocturnes, 1900 ou Schoenberg (la Nuit transfigurée, 1902). Dohnányi est-il obsolète dans ce contexte ?
C’est précisément cette coexistence qui rend la période si particulière. Dohnányi est simplement resté fidèle à son propre style. Sa Symphonie n° 2, écrite bien plus bien tard que la Première, comporte encore des réminiscences de cette période romantique tardive. En réalité, il est resté l’apôtre de cette tradition romantique toute sa vie. Donc, oui, d’une certaine manière sa musique est devenue obsolète, et c’est sans doute pour cela qu’il n’a pas obtenu la reconnaissance attendue. Même si elle était toujours très bien écrite, sa musique ne répondait pas à l’esprit du temps (Zeitgeist), forgé par la Seconde École de Vienne (Schoenberg, Berg Webern) ou par toutes les nouvelles expressions artistiques nées en France (l’impressionnisme, entre autres).
Comment pourriez-vous caractériser cette Symphonie ?
Du point de vue de l’orchestration, c’est déjà l’œuvre d’un virtuose. C’est une œuvre très éclectique, qui nous montre un jeune homme avide de tout intégrer, et de tout nous montrer. On pourrait la qualifier de Cinquième Symphonie de Brahms, ou de Dixième de Bruckner, car Dohnányi est allé plus loin dans les extrêmes, en termes d’orchestration, de longueur, de virtuosité, de complexité… Si on devait la définir en deux mots, je dirais de cette œuvre qu’elle est grandiose et éclectique.
Le premier mouvement démarre de façon très atmosphérique et installe le début d’une grande fresque, comme une saga, avec beaucoup de complexité. Le deuxième mouvement est un tour de force, le summum de l’art de combiner de multiples, thèmes, variations, couleurs, comme trois conversations qui seraient menées en parallèle mais avec une fantastique unité. C’est aussi un « huit aérien » émotionnel : on navigue entre un beau solo de cor anglais, des couleurs tziganes, de la souffrance et des « oui » à la vie… Le troisième mouvement est un scherzo un peu ironique, construit sur une apparente banalité (il ne comporte qu’une ou deux idées musicales), mais avec une grande virtuosité. Entre le troisième et le dernier mouvement, Dohnányi a ajouté un rayon de soleil au milieu de la tempête, avec un solo d’alto et une orchestration qui ne convoque que le quart de l’orchestre. C’est une respiration avant le dernier mouvement, très complexe, qui réunit de manière grandiose de nouvelles idées et la réexposition d’idées déjà entendues auparavant.
Peut-on attendre d’autres œuvres de Dohnányi à l’OPRL pour les saisons à venir ?
Oui ! Je pense que l’Orchestre et le public vont vraiment découvrir avec cette œuvre à quel point ce compositeur peut être intéressant. Nous avons le projet d’enregistrer l’intégrale symphonique : les deux Symphonies et d’autres œuvres de moindre envergure comme Ruralia hungarica, les Minutes symphoniques, des ouvertures, une suite… Cela représente trois ou quatre disques, que nous enregistrerons pour le label Alpha Classics.
Propos recueillis par Séverine Meers