Poeta Flamenco : l'interview d'Esteban Murillo
« En plus de perpétuer cette tradition, j’utilise le flamenco comme un réel moyen d’expression. »
Le chanteur Esteban Murillo évoque sa passion pour le flamenco et son concert à la Salle Philharmonique de Liège le 31 mars prochain.
Vous avez découvert le flamenco dès votre plus jeune âge, par votre grand-père, immigré dans la région de Charleroi où vous êtes né. Qu’est-ce qui vous a fasciné dans cet art ?
Ce qui m’a toujours fasciné dans le flamenco, c’est le fait de ne pas le comprendre. C’est un art mystique ; il faut approfondir ses connaissances pour pouvoir en apprécier toutes les facettes. Ce côté incompréhensible a attisé ma curiosité. L’autre élément déclencheur a été la puissance du flamenco, cette force qui jaillissait de la voix de mon grand-père : pas une force brute, mais une énorme charge émotionnelle.
Quelles découvertes avez-vous faites en vous y consacrant alors pleinement ?
J’ai découvert que le flamenco est un monde très large, et surtout très codifié. Lorsqu’on approfondit la connaissance de ces codes, et la relation qu’ils tissent entre le chant, la danse et la guitare, on se rend compte que rien n’est anodin, qu’il y a des codes spécifiques que chacun doit comprendre et pouvoir interpréter sur scène. En parallèle, l’étude des chants permet de réaliser que plus on creuse, plus il y en a… Les artistes disent tous la même chose : il faut accepter que l’on n’aura jamais fini de faire le tour du flamenco et que c’est impossible de tout connaitre, tant cet univers est immense.
Qu’est-ce qui explique cette immense diversité ? Un héritage historique accumulé, une diversité géographique ?
Le flamenco se divise en fait en plusieurs styles, appelés palos. Certains sont nés dans plusieurs régions en même temps ; d’autres au contraire sont propres à une ville, une région. Au départ, il y a toujours un chant, qui ensuite évolue, est modifié par les artistes locaux… Cette évolution a donné naissance à des centaines de palos différents, et au sein de chaque palo, on retrouve des spécificités liées à tel ou tel chanteur, telle ou telle région.
L’association d’un trio unissant voix, guitare et danse est-elle le fondement même du flamenco ?
Oui et non. La danse n’est pas toujours présente, car il y a des chanteurs qui se spécialisent différemment, d’autres qui n’ont pas cette fibre. Personnellement, j’ai commencé avec la danse : on m’a sollicité pour accompagner des cours de danse, avec Federico Ordoñez justement. C’est le premier danseur professionnel avec qui j’ai pu travailler. La connexion entre les musiciens et le danseur, et l’impact des codes sur leur interprétation, vont bien au-delà d’une simple partition à reproduire sur laquelle le ou les danseurs viendraient danser. Il s’agit vraiment d’une relation à construire ; il ne se passe jamais deux fois la même chose et cela demande une attention totale, tout en créant aussi une pression très particulière. C’est fascinant. Pour ma vision du flamenco, et pour la majorité des artistes, ce trio chant-guitare-danse est en effet fondateur.
Y a-t-il dès lors une part d’improvisation ?
Sur la base des codes que l’on a, on crée des « couches » et on se partage le rôle de protagoniste principal. Si le danseur, par exemple, a une chorégraphie de pieds très importante, dans ce cas, il prend le leardership, et je vais l’accompagner avec ces battements de mains caractéristiques que l’on appelle les palmas, de même que le guitariste. Nous devenons accompagnateurs et nous le suivons. Si c’est le guitariste qui développe une mélodie importante, le danseur improvisera en suivant sa musique. Si je chante une letra (mot qui désigne une strophe de chant), tout le monde m’accompagne, je donne le ton. Il s’agit d’un véritable échange.
Comment travaille-t-on sa voix pour obtenir cette couleur si unique dans le flamenco ?
Je vais être très honnête : je n’ai jamais travaillé spécifiquement la technique vocale du flamenco, elle est venue naturellement. Je pense qu’elle ne peut venir qu’à force d’écouter. J’ai écouté mon grand-père, puis adolescent, j’ai connu une période durant laquelle je n’écoutais que du flamenco en boucle, j’allais chercher le dernier CD paru… Tout cela me fascinait vraiment. L’écoute a forgé ma technique.
C’est vrai que les mélismes du flamenco peuvent paraitre très difficiles, mais c’est surtout une écoute et une connaissance de ma propre voix. Ensuite, ma technique évolue et s’améliore avec le temps.
Vous parcourez les scènes de Belgique et d’Europe depuis déjà plusieurs années, mais pour ce concert à la Salle Philharmonique, vous présentez pour la première fois tout nouveau projet, « Poeta Flamenco ». De quoi s’agit-il ?
J’ai eu l’occasion de participer à de nombreux projets différents au fil des ans, d’abord au sein de projets créés par d’autres artistes, puis en développant les miens. Poeta Flamenco, c’est un nouvel univers poétique que je voulais créer : il s’agit vraiment de plonger le public dans un univers et un voyage total, avec une petite touche de modernité qui me tenait à cœur et qui consistera à inclure des instruments électroniques – avec beaucoup de finesse, car je ne veux surtout pas forcer le trait ou provoquer une intégration brutale. Ce mariage peut être très intéressant car il va créer des nappes de sons, des effets « spatiaux », sur des chants parfois libres de tout rythme.
Au niveau rythmique, il y aura aussi une originalité, car Federico Ordoñez ne sera plus uniquement danseur dans ce projet. Lui et moi allons aussi assurer les parties de percussions ; nous nous sommes lancé ce défi, nous aurons d’autres « casquettes » sur scène et allons ainsi explorer d’autres terrains de jeu. Avec toujours une idée indispensable : ces nouveaux outils vont nourrir le propos, contribuer à la création de cet univers total.
Le mot « Poeta » est donc ici choisi, au-delà d’une référence aux textes poétiques qui seront chantés, pour exprimer un ensemble poétique global qui submergera le public. Les poèmes seront signés de grands auteurs espagnols comme Federico García Lorca, Rafael Alberti ou encore Antonio Machado, et il y aura aussi des poèmes de Federico et de moi-même.
Y aura-t-il d’autres artistes sur scène que votre trio de base ?
Oui, nous aurons des invités ! Ce sera un concert unique, spécialement pour la Salle Philharmonique, qui coïncidera aussi avec la sortie de l’album, que nous enregistrons cet hiver. En attendant d’en dévoiler les noms, je peux déjà évoquer les deux artistes qui sont à mes côtés dans le trio. Pour la danse, j’ai développé depuis quelques années une vraie relation avec Federico Ordoñez, tant amicale que professionnelle ; c’est quelqu’un que j’admire beaucoup artistiquement et qui m’inspire énormément. Il est très ouvert d’esprit, et il assumera aussi, outre les parties de danse et de percussions, un rôle de mise en scène, avec un travail sur les aspects visuels et la scénographie. Il ne sortira jamais de la scène, qui devient un vrai lieu d’exploration.
J’ai rencontré le guitariste Dani Barba Moreno il y a environ trois ans, à l’occasion d’un spectacle avec le danseur Rubèn Molina, à Paris. J’ai eu un coup de cœur artistique pour sa manière de jouer et surtout d’accompagner le chant ; il a la fibre de l’accompagnateur, tout de suite il me transporte et m’émeut. J’ai donc absolument souhaité l’associer à mon nouveau projet, ce qu’il a accepté. Cela a aussi permis la rencontre entre Federico et Dani, qui ne se connaissaient pas !
Ce qui m’importe beaucoup dans la musique, ce sont ces rencontres : chaque nouvelle personne suscite de nouveaux échanges et de nouvelles sources d’inspiration. Pour ce nouvel album, Dani signe les compositions, je m’occupe surtout des arrangements, des choix de poésies et de l’écriture. Sans oublier – cela devient une tradition pour mes albums – d’inclure un ou deux textes de mon grand-père. Cela me tient à cœur.
Est-ce votre jeune âge (vous n’avez que 26 ans) et votre ancrage dans le XXIe siècle vous font aborder cette musique séculaire d’une manière différente ?
Oui, tout à fait. Cela a beaucoup de valeur pour moi de pouvoir transmettre le flamenco en dehors des frontières de l’Espagne, en tant qu’étranger qui pratique le flamenco hors d’Espagne. Je suis né d’une famille d’origine andalouse, mais je suis bel et bien né en Belgique et cela a influencé énormément toute ma culture musicale ! J’ai donc envie de créer musicalement de nouvelles choses, d’inclure d’autres influences auxquelles on ne pense pas forcément, comme les musiques électroniques…
Je dirais que tout cela est moins lié à mon jeune âge qu’à mon lieu de naissance ; j’ai tout simplement envie de faire les choses comme moi, je les ressens, sans jamais être dans la reproduction à l’identique de génération en génération.
Mon nouveau single, Guardian del tiempo (« gardien du temps ») parle bien de cela. Le flamenco sera toujours ma base, mon ancrage, j’y reviendrai toujours : c’est ce que je suis, on ne peut pas aller contre cela. Mais j’ai envie d’explorer d’autres terres, car pour moi, cela va de pair. En plus de perpétuer cette tradition, j’utilise le flamenco comme un réel moyen d’expression, mais en y intégrant d’autres choses qui me font envie. Tout simplement.
Propos recueillis par Séverine Meers