[INTERVIEW] Dominic Ntoumos : « Le rebetiko, c’est un peu le blues de la Grèce »
Trompettiste belgo-grec aux multiples talents, Dominic Ntoumos invite quatre musiciens grecs et une danseuse à ses côtés pour constituer le Ntoumos Rebetiko Orchestra : un projet imaginé spécialement pour la Salle Philharmonique de Liège, qu'il évoque en vue de son concert à Liège, le 24 janvier.
Si l’on définit le rebetiko en trois mots-clés (chant des minorités, musique d’exil, patrimoine intergénérationnel), le parallèle est tentant avec le blues aux États-Unis. Vous validez cette comparaison ?
Oui, c’est un peu le blues de la Grèce en effet : une forme d’expression culturelle et musicale, et certainement, une musique de nostalgie. Le rebetiko est né un peu plus tard (vers les années 1920), sa rythmique est plus saccadée et il est souvent lié à la danse ; mais les deux sont animés par la même nostalgie.
J’ajouterais un autre terme pour définir le rebetiko : la réunification. Encore aujourd’hui, toutes les générations écoutent le rebetiko de toutes les époques, y compris les jeunes quand ils sont de sortie. C’est une musique qui installe une ambiance générale en Grèce, elle est partout, et en particulier dans les restaurants, car c’est par essence une musique chantée et jouée de taverne en taverne.
Sans refaire toute l’histoire, on peut pointer des périodes clé, comme les années 1920 à la naissance du genre (à la suite de la venue de migrants grecs chassés de l’ancien Empire ottoman par les Turcs), puis dans les années 1950 avec les chansons de type « laïkó » (aux thématiques plus urbaines et plus sentimentales), représentées notamment par Vassílis Tsitsánis. Nous allons surtout parcourir les chansons de ces périodes, même si le rebetiko a continué à évoluer et à susciter de nouvelles créations. Le répertoire est infini : il y a des milliers de morceaux, des anciens, des récents, des tubes… et quelques noms incontournables comme Vassílis Tsitsánis, Márkos Vamvakáris et son fils Stelios, Georges Dalaras, Giorgos Vidalis, …
Alors oui, ce sont des chansons déprimées, qui parlent de drogue, d’amour perdu, et ces musiciens n’étaient pas bien vus. Rendez-vous compte : ils étaient anarchistes, marginaux, fumeurs de hashish et musiciens !
Votre parcours personnel vous place à la croisée des genres : vous êtes trompettiste, vous avez étudié le jazz, produit des albums qui flirtent avec le hip-hop, l’électro, le funk… Qu’allez-vous proposer à la Salle Philharmonique ?
La tournée de concerts que je donnerai en janvier, dans les écoles et en concerts publics, sera acoustique, sans batterie, sans électronique ni instruments électriques. J’ai réuni un ensemble de musiciens spécialement pour ce projet, et nous proposerons du rebetiko mais aussi le tsifteteli (la danse du ventre), avec Sofia Antonova. Aux côtés de mon noyau instrumental – et vocal, car tous nos musiciens chantent en plus d’être instrumentistes -, j’ai également invité Sotiris Papatragiannis, chanteur d’un groupe de rebetiko très populaire en Grèce appelé Kompanía et personnalité assez active à la télévision grecque.
Ce sera donc un concert assez traditionnel : acoustique, nostalgique, assez posé, qui revient aux racines. Je souhaite aussi respecter la noblesse qui émane de votre salle et m’en inspirer. C’est vrai que j’aime mélanger la tradition du rebetiko à mes apprentissages classiques ou jazz, et y ajouter l’énergie qui m’anime à travers tous mes projets ; mais pour Liège, je resterai dans une approche traditionnelle, avec une touche personnelle, quelques compositions originales, un mélange d’influences venues des Balkans, de la Grèce, et bien sûr de la couleur sonore de la trompette.
Est-ce que la trompette est un instrument habituel pour jouer le rebetiko ?
Il n’y a pas de trompette dans les instruments traditionnels du rebetiko. Aujourd’hui, avec mes musiciens grecs, nous intégrons la trompette et cela reste surprenant pour eux ! Il s’agit de trouver les moments justes : la trompette peut s’approprier les mélodies jouées par le bouzouki (sorte de luth à manche long, très répandu en Grèce), intervenir dans les passages instrumentaux ou dans les « riffs », les refrains mélodiques…
L’improvisation est aussi notre terrain d’expression commun : c’est l’une de mes marques de fabrique à la trompette, et l’improvisation est inhérente au rebetiko avec le fameux « taksim », cette introduction lente instrumentale improvisée offerte au bouzouki, moment soliste qui « ouvre le bal » et peut d’ailleurs avoir des consonances arabes, grecques…
Peut-on dire dès lors que la trompette se glisse dans la peau du bouzouki ?
C’est vrai que je m’inspire beaucoup du bouzouki pour ma pratique de la trompette : son style, ses inflexions… j’essaie de rendre le son du bouzouki à la trompette, même si c’est évidemment impossible. Je revois le genre, mais sans prétention. Je ne suis pas né là-bas mais je joue cette musique avec beaucoup de respect et de cœur. L’ajout de la trompette est une couleur supplémentaire, un accompagnement.
On revient d’ailleurs un peu à la thématique de l’exil : je ne me présente pas comme un représentant de cette tradition, mais c’est la musique de mon enfance, que j’ai toujours entendue ici, en Belgique : chez moi… On constate d’ailleurs un regain d’activité en Belgique et en France, depuis une quinzaine d’années, qui est dû à un certain boom de l’émigration dans les grandes villes (Londres, Bruxelles, Paris…). On parle de 50.000 jeunes arrivés dernièrement de Grèce à Bruxelles ; alors, forcément, il se passe des choses.
Est-ce que cela constitue un sujet intéressant à aborder lors de vos concerts dans les écoles ?
Oui, bien sûr. Au jeune public, je montre les instruments inhabituels ici : le bouzouki, et le baglama qui est un petit bouzouki facile à cacher sous son manteau, quand il fallait se planquer à l’époque où le rebetiko, jugé très subversif, avait été interdit sous la dictature du général Metaxa (1936-1941). Je parle des histoires que ces musiques racontent, je fais un peu de géographie… Les migrations sont l’histoire qui se répète…
Je pense que lorsque nous présentons ces histoires aux enfants, nous apportons aussi une ouverture d’esprit et une invitation au respect et à l’écoute. Même si nous venons de cultures différentes, nous mangeons tous la même chose, nous sommes tous des frères. On retrouve dans les musiques des uns et des autres des ressemblances, des points communs : il n’y a pas de barrières.
Propos recueillis par Séverine Meers
Dominic Ntoumos est en concert dans la série de Musiques du monde, le 24/01, à 20h.